COMMÉMORATION
DES ÉVÉNEMENTS D'OCTOBRE 1961
ALLOCUTION DE MICHEL DUFFOUR
Secrétaire d'Etat au Patrimoine et à la décentralisation
culturelle
Inauguration de l'exposition "17 octobre 1961, 17 illustrateurs"
organisée par l'association Au nom de la mémoire
(La Conciergerie - Mercredi 17 octobre 2001)
Mesdames, Messieurs,
Le 17 octobre 1961, plus de 20 000 hommes, femmes et enfants
manifestaient dans les rues de la capitale de la France pour
la levée de mesures racistes dont ils étaient
l'objet. En habits du dimanche, ils étaient graves, calmes,
pacifiques. Leur colère était emprunte de la dignité
de ceux qui subissent la discrimination sans s'y résigner.
Des milliers d'entre eux et d'entre elles furent frappés,
matraqués, piétinés, lynchés, devant
le Rex, sur les trottoirs du Boulevard Saint-Michel, au pont
de Neuilly. 11 538 furent arrêtés puis "parqués"
au Palais des Sports, à Vincennes, à Coubertin...
Combien d'entre eux sont morts, deux cents, trois cents ? Que
la question puisse toujours être posée, fait frémir.
A l'horreur des faits, s'ajoute celle de leur occultation. Aujourd'hui
encore, 52 % de nos concitoyens ignorent tout de ce qui s'est
produit le 17 octobre 1961, comme vient de le révéler
le sondage paru dans l'Humanité. Le diagnostic est malheureusement
facile à rendre : notre société, en dépit
du courage de ceux qui depuis longtemps clament la vérité,
est atteinte de troubles de la mémoire collective. Comme
si le refus de nommer une guerre, un massacre, pouvait faire
que ce qui a eu lieu n'ait pas eu lieu.
Cette amnésie commandée ne fait qu'ajouter une
faute à la faute. Il faut dire que tout a été
mis en uvre pour qu'il en soit ainsi. Ceux qui perpétrèrent
ces atrocités sont aussi ceux qui officièrent
à leur refoulement.
Le cynisme alors du bilan officiel, le refus d'une mission d'enquête
parlementaire dans les semaines qui suivirent, restent tout
aussi insupportables, quarante ans après.
Devant les représentants du peuple, un ministre osa déclarer
qu'il ne disposait pas " jusqu'à présent
du début de commencement de l'ombre d'une preuve ".
La Seine charriait encore des cadavres quand ces mots résonnèrent
dans l'hémicycle. La réalité était
pourtant aisée à établir pour qui refusait
de se dérober au devoir de vérité. Les
témoignages abondaient, à l'image de celui d'Henri
Carpentier, médecin dans un dispensaire de la rue Poissonnière
: " J'ai franchi les barrages en expliquant que je voulais
soigner les blessés. Un officier m'a conduit devant un
tas de corps humains empilés dans une encoignure de porte
et m'a dit : "Si vous avez du temps à perdre, servez-vous,
prenez un client, choisissez." ".
La vérité s'étalait aussi dans les déclarations
publiques et les circulaires administratives de celui qui lança
l'hallali dans les rues de Paris et de sa banlieue, le Préfet
de police de la Seine, Maurice Papon : " Les membres des
groupes de choc pris en flagrant délit doivent être
abattus sur place ", " Vous serez couverts, je vous
en donne ma parole. "
L'ancien fonctionnaire de Vichy mettait alors, avec tout le
zèle que l'on sait, son "savoir faire" au service
de la répression des partisans de l'autodétermination
algérienne.
Toute l'étendue de ses responsabilités a été
révélée. Pour s'y soustraire, Maurice Papon
a déclaré lors de son procès qu'il était
intervenu en personne pour mettre un terme à "quelques
bagarres" dans la cours de la préfecture. Les bagarres
en question, c'est l'assassinat, sous ses fenêtres et
sur ordre, des manifestants.
Mais aussi grande que soit son implication personnelle, comment
éluder la responsabilité collective de ceux qui
détenaient alors le pouvoir.
Comme le souligne l'historien Jean-Luc Einaudi : " Octobre,
c'est l'émergence en plein Paris des pratiques criminelles,
qui s'étaient installées et généralisées
en Algérie, c'est la manifestation de tout le système
d'exactions que ce conflit généra. ".
Le 17 octobre n'est d'ailleurs pas, sur ce point, une journée
absolument singulière. Elle constitue un pic dans la
répression féroce qui sévissait depuis
des années.
La mémoire de cette répression a été
volée, falsifiée. Le détournement d'archives,
les entraves mises à leur consultation ont été
l'instrument de ce silence imposé. C'est bien pourquoi
la circulaire de 1999 du Premier ministre qui préconise
notamment la généralisation de l'octroi de dérogations
aux scientifiques doit être appliquée, conformément
à son esprit. Il ne peut en être autrement. La
réhabilitation de la mémoire ne relève
pas simplement d'un devoir moral imprescriptible. Elle est indispensable
pour surmonter, ici et maintenant, un des blocages récurrents
de la société française.
J'aimerais, à ce titre, saluer le travail accompli par
l'Association "Au nom de la mémoire" et remercier
très sincèrement son président, Mehdi Lallaoui,
de m'avoir invité à l'inauguration de cette exposition.
Dix-sept illustrateurs y luttent, chacun avec sa singularité,
contre l'inhumanité de l'oubli. Les uns en représentant
l'effroyable, les autres avec le rire subversif et critique
des cyniques grecs.
Cette exposition est une illustration remarquable du processus
de réappropriation d'une mémoire interdite. Elle
participe du combat engagé dès octobre 1961, par
des intellectuels et des artistes, des militants et des élus,
des citoyens et des enfants de victimes, pour éradiquer
le mensonge, troubler l'amnésie.
Ce combat mené sans relâche, porte ses premiers
fruits. La plaque commémorative découverte ce
matin en est le symbole. L'impact de "l'appel des douze"
pour la reconnaissance de la torture pratiquée en Algérie
a ébranlé le silence assourdissant entretenu autour
de cette part d'ombre de notre histoire.
Permettez-moi d'évoquer une note personnelle. Comme pour
beaucoup de jeunes gens de ma génération, l'insupportable
guerre menée en Algérie fut à la base de
mon engagement politique. La lecture de La Question d'Henri
Alleg avait été, quelques années plus tôt,
un choc émotionnel profond. J'avais près de vingt
et un ans le 17 octobre 1961. En ouvrant l'Humanité du
lendemain j'ai lu, abasourdi, ces lignes : " Tout près
de la sortie du métro, un algérien était
étendu, assassiné, brutalement jeté par
les coups de crosse contre la grille. Un, deux, trois policiers
retournèrent le corps, à coups de pieds. ".
En haut de la page, un encadré mettait en garde les lecteurs
: " Sur ce qu'a été la tragique soirée
d'hier, nous ne pouvons tout dire, la censure est là.
". Cette dernière phrase était lourde de
sens pour tout lecteur averti. Je n'ai jamais oublié
ma révolte mais aussi ces sentiments d'impuissance, d'amertume
qui font mal. On ne laissait même pas à ces "
pauvres gens " la liberté, " ma " liberté
de manifester, de crier, pas toujours simple à assumer,
mais que personne dans les rues de Paris n'avait encore la force
de pouvoir m'enlever.
Il n'est plus possible de se résoudre à l'absence
du 17 octobre 1961 dans les manuels scolaires, d'occulter en
grande partie une période terrible de notre histoire
contemporaine qui n'a pas fini de hanter nos consciences, d'ignorer
qu'il y eut crime, un crime couvert par les plus hautes autorités
de l'Etat.
Le travail de mémoire, pour s'accomplir, a tout simplement
besoin de la reconnaissance officielle de ce qui s'est produit.
Il ne s'agit pas de rédemption ou de repentance, mais
d'un acte de justice pour le présent et l'avenir.
C'est le sens que revêt à mes yeux cette très
belle phrase de Julia Kristeva : " Donner du sens à
sa souffrance et ouvrir la parole associative qui transforme
le mal et la mort en récit d'une vie pour une vie. ".
Je vous remercie de votre attention.
