Un soldat du contingent
nous a adressé le récit de ce que ses camarades
et lui ont vu au parc des Expositions dans les journées
qui ont suivi le 17 octobre.
Nous pénétrons dans le parc des Expositions [les
Algériens ont été transférés
du palais des Sports au parc des Expositions dans la nuit du
mercredi au jeudi, un concert du chanteur américain Ray
Charles devant avoir lieu vendredi au Palais] par un porche
où un grand nombre de policiers monte la garde. Une agitation
intense règne à l'extérieur du parc. Des
cars de police arrivent ou repartent accompagnés de motards
; des policiers armés discutent par petits groupes ou
circulent. , porteurs d'ordres ou de consignes ; des inspecteurs
en civil, dossiers sous le bras, fendent la foule ; à
la limite de la zone éclairée, des ombres casquées,
fusil à l'épaule, surveillent les va-et-vient
continuels. Sous le porche, à droite en entrant, une
pièce est aménagée en salle de photographie
; sur la gauche, un réduit sombre où, mercredi,
un camarade a vu six corps allongés. Par le porche, nous
débouchons sur l'immense parc violemment éclairé.
Un brouillard de poussière trouble la vue : le sol est
recouvert de sable et de terre mélangés que des
milliers de pas ont soulevé. Une sourde rumeur plane
sur cette foule, mais l'oreille est surprise d'entendre si peu
de bruit. Les grilles servant à maintenir la population
lors des cérémonies officielles délimitent
des parcs de quinze à vingt mètres de côté,
séparés par des couloirs de trois à quatre
mètres de large, où circulent les gardiens armés
de fusil ou de pistolet-mitrailleur, chargeurs engagés.
À l'intérieur de ces parcs, huit cents à
mille Algériens attendent, les uns debout, pressés
contre les grilles, les autres couchés à même
le sol, blottis les uns contre les autres pour lutter contre
le froid. Des waters de campagne, installés autour du
parc contre les murs, répandent une odeur nauséabonde.
Sur la droite en entrant, une tente de dix personnes sert d'infirmerie
et d'hôpital. À gauche, quatre à cinq rangs
de tables couvertes de dossiers constituent le centre de triage.
Un haut-parleur permet de diffuser les ordres.
Le déchargement
Un car de police vient d'arriver bourré de musulmans.
Un camarade me fait signe ; nous sortons devant le Palais pour
assister discrètement au "déchargement ".
Vingt à trente policiers disposés en deux haies
latérales derrière le véhicule sont chargés
d'orienter les Algériens vers l'entrée : entre
leurs mains, matraques en bois, en caoutchouc, planches de bois,
nerfs de buf. À l'intérieur du car, un policier
pousse les prisonniers à coups de crosse de fusil ou
de mitraillette ; s'ils ne vont pas assez vite, les policiers
qui les attendent au bas du marchepied les tirent violemment
et les font tomber sur le béton. Les Algériens
se présentent à la porte arrière des cars,
sous la lumière aveuglante des projecteurs. Ils ont quinze
à vingt mètres à franchir, mains sur la
tête, entre le véhicule et l'entrée. Dès
leur descente, ils sont frappés à coups de matraque,
de nerfs de buf, de crosse. Ceux qui, épuisés,
tombent sur le ciment, ont droit aux coups de pied dans le ventre,
dans les parties, sur la figure. Pour échapper aux coups
les Algériens se mettent à courir, un croc-en-jambe
les arrête. D'autres, précipités sur le
ciment, ne se relèvent pas ; ils sont négligemment
repoussés sur le côté. Nous en distinguons,
grièvement blessés, qui se traînent sur
les genoux sous la pluie des coups ; des jeunes se font casser
les doigts et les avant-bras en se protégeant la tête
; une crosse de fusil se brise comme du bois sec sur le dos
d'un musulman ; le policier se retire avec un air déçu.
Les hurlements de peur et de souffrance poussés par les
Algériens achèvent de rendre cette scène
irréelle. Un camarade, écoeuré, part vomir
à l'écart.
Ces quinze mètres franchis, les Algériens sont
fouillés par des " bâtons blancs " de
la police parisienne. Briquets, lunettes, montres, ceintures,
limes à ongles sont jetés pêle-mêle
dans un coin. Souvent l'argent est subtilisé en douce.
Aucun inventaire individuel n'est dressé. Les objets
jetés, peu à peu recouverts de poussière,
piétinés, deviennent rapidement inutilisables.
Des brocanteurs amateurs apparaissent bientôt. Qui pourrait
les empêcher d'opérer ?
La fouille achevée, les Algériens sont orientés
aussitôt - sans recevoir les soins urgents que beaucoup
réclament - vers les différents parcs. De nouveaux
coups contraignent les plus indolents à sauter les barrières
en vitesse. L'ensemble des opérations, de l'arrivée
du car à la répartition dans les parcs, n'a pas
duré plus de dix minutes, mais dix longues minutes.
Quelques ordres sont encore échangés, et le car
repart vers de nouvelles missions de transport. Les policiers
effacent les traces de sang sur leurs " outils " et
se dispersent. Le calme revient.
Une médecine rudimentaire
Nous rentrons dans le Parc. À droite du porche, une tente
pour dix personnes, entourée de grilles, abrite des regards
le service sanitaire, composé d'un docteur et de trois
à quatre infirmiers. De nombreux policiers vont et viennent
autour ou à l'intérieur de l'enceinte. Sous la
tente, des " blouses blanches " s'efforcent de parer
au plus pressé. Deux tables et quelques tabourets composent
l'ameublement ; pas de lits de camp ; des planches et des couvertures
isolent du sol les Algériens dont l'état est grave.
Le matériel de soins comprend : alcool, savon liquide,
eau oxygénée, Mercurochrome, bandes, gaze, quelques
petits ustensiles chirurgicaux. Un infirmier nous dit que tout
cela suffit à peine aux plaies légères.
" Pour les blessures profondes, nous n'avons ni sulfamides,
ni antibiotiques ; pour soigner les fractures, les morceaux
de bois que nous trouvons sur le sol nous servent d'attelles.
Les hématomes, nombreux, faute de soins, risquent d'entraîner
des calcifications. Il y en a qui ne peuvent plus uriner à
la suite des coups qu'ils ont reçus dans le ventre ;
il faudrait les sonder, mais nous n'avons pas de sonde. Ceux
qui ont des fractures du crâne ne peuvent pas être
soignés et meurent rapidement. Les bandages que nous
possédons ne suffisent pas à maintenir les thorax
enfoncés ou simplement les côtes cassées.
Pour les agités, nous aurions besoin de calmants en piqûres
: les Algériens refusent de prendre les comprimés
de Phénergan de peur d'être empoisonnés.
Ce sont souvent les policiers qui s'occupent d'eux. Ils les
isolent dans des parcs individuels et souvent les endorment
d'un coup de crosse. (Il y a une dizaine de ces petites "
cellules " dispersées autour du hall, entourées
de deux ou trois sentinelles, avec, au centre, un Algérien
couvert de sang.) Ceux que l'on nous amène ici, nous
les gardons, mais ils nous empêchent de travailler ; il
faudrait les évacuer avec tous les blessés graves,
mais en ce domaine non plus rien de très précis
n'est prévu ; en principe, ce sont les cars de la police
qui se chargent du transport depuis le Parc jusqu'aux hôpitaux
civils ou militaires, mais la liaison service de santé-police
n'est pas bonne ; quatre ou cinq véhicules sanitaires
devraient veiller en permanence à l'entrée du
Parc ; il n'y en a pas un seul ; c'est pourquoi nous sommes
tellement encombrés ici. Et puis nous aimerions bien
savoir ce que deviennent les blessés dont nous ignorons
même le nom. Un simple registre d'infirmerie ne serait
pas inutile. "
La recherche des blessés
De nouveaux Algériens viennent d'arriver ; parmi eux,
un vieillard couvert de sang à cause d'une plaie au cuir
chevelu ; un infirmier aussitôt le prend en charge pour
le conduire à l'infirmerie. "Au début, ça
ne se passait pas ainsi ; le service d'ordre refusait les soins
immédiats. Les soldats chargés de la distribution
de nourriture - parmi eux, les infirmiers de Vincennes - repéraient
dans les parcs les Algériens blessés et nous les
amenaient après avoir sollicité l'autorisation
des sentinelles ; elles n'acceptaient pas toujours. Entre l'arrivée
d'un Algérien blessé et sa découverte au
hasard de la distribution, vingt-quatre heures pouvaient s'écouler
et un décès se produire - une dizaine de morts
sont dues à cette négligence. Samedi matin, nous
avons découvert un Algérien blessé à
la cuisse par une balle de mitraillette ; elle est encore logée
sous la peau ; le blessé n'a rien dit par crainte de
se faire remarquer et a réussi, depuis mardi, à
cacher sa blessure ; combien sont-ils dans ce cas ? Beaucoup
ont des crises nerveuses et deviennent dangereux pour leurs
camarades. Les policiers les font sortir des parcs et les infirmiers
les découvrent parfois inanimés sur le sol. Certains
se jettent aux pieds des policiers et implorent la mort, comme
ce vieillard qui réclamait ses enfants. Deux soldats
passent devant nous, transportant un brancard où un prisonnier
gît, inanimé : crise d'épilepsie. Encore
un qui ne recevra aucun soin ; le personnel n'est pas suffisant
; les soldats de Vincennes se sont portés volontaires
une nuit pour aider les infirmiers ; le lendemain, leur chef
les a menacés de prison pour cette initiative.
Le cas des blessés ne suffit pas à donner une
idée précise de l'état sanitaire des prisonniers
du parc des Expositions. Il y a ceux qui ont attrapé
froid et qui sont fortement grippés, ceux qui sont tuberculeux,
ceux qui, malades, ont vu leur traitement en cours brusquement
interrompu ; et le danger permanent des germes qui trouvent
ici un terrain de développement favorable.
La distribution des repas
Entre les premiers parcs et le porche d'entrée, deux
camions militaires viennent de s'arrêter. Des soldats
en sont descendus et s'occupent à les décharger.
L'un des camions contient la nourriture des prisonniers, l'autre
des couvertures et des capotes militaires. Il fait froid ; et
les Algériens, peu vêtus au moment de leur arrestation,
remontent frileusement le col de leur veste ou de leur manteau
; cela ne suffit pourtant pas, la nuit, et les couvertures sont
les bienvenues. Mais leur nombre est insuffisant. Et puis les
premières n'ont été apportées que
jeudi matin.
Les soldats, le camion déchargé, s'affairent à
préparer les sandwiches qu'ils disposent dans de grandes
panières métalliques. Ils sont cinquante à
soixante, très occupés. " Nous arrivons le
matin, vers huit heures, et nous commençons immédiatement
la distribution de café chaud ; un morceau de pain et
un carré de chocolat complètent le petit déjeuner.
Nous ne finissons jamais avant midi ou une heure. Nous recommençons
alors par les premiers servis le matin et nous leur donnons
un sandwich au "singe" ou à la viande, quelques
gâteaux secs ou du pain d'épices, parfois une orange
et de l'eau à volonté. Le déjeuner ne se
termine jamais avant 19 ou 20 heures, et le dîner vers
1 heure du matin, une fois à 5 heures. Ce jour-là,
nous avons nourri des Algériens qui n'avaient rien mangé
depuis vingt-quatre et même quarante-huit heures. Depuis,
ils mangent régulièrement et les rations sont
en nombre suffisant." S'ils se pressent contre les grilles
et cherchent à resquiller pour la nourriture, c'est qu'ils
ont faim. Les soldats leur ont expliqué que les parts
n'étaient pas suffisantes ; ils ont nommé leur
propre service d'ordre.
Le racisme de la police
Laissant les soldats travailler, nous nous sommes ensuite promenés
au hasard des parcs, parlant avec les policiers.
Les policiers nous ont dit :
"On est trop gentils ; pour que l'on soit débarrassé
de tous ces ratons, il faudrait fermer le Parc et les descendre
à la grenade ou à la mitrailleuse."
"Au début, des meneurs cherchaient à faire
des discours ; nous les avons attrapés et nous les avons
"flingués". Ni vu, ni connu."
À des soldats qui amènent le café : "Alors,
c'est pour quand, l'arsenic dans la nourriture ?" Entre
eux : "Il ne voulait pas sortir des waters ; j'ai tiré
à travers la porte."
Plusieurs avouent :
"Nous en avons assommés et fusillés en douce."
Pour être justes, nous devons ajouter que tous les policiers
ne font pas preuve de la même hargne. C'est de loin la
police parisienne qui tire le plus de satisfaction du matraquage
et des sévices exercés sur les Algériens.
Les CRS, quoique brutaux, se montrent plus discrets et reconnaissent
volontiers que les policiers ont, cette fois-ci, nettement dépassé
la mesure. L'un d'entre eux ira jusqu'à dire que "
si les attentats redoublent de violence sur les commissariats
parisiens, ils ne l'auront pas volé. "
Cette opinion prévaudra samedi matin parmi les sentinelles
qui commencent à redouter une riposte à venir
et, dans l'immédiat, un mouvement de masse des détenus
devant lesquels ils commencent à se sentir désarmés,
physiquement isolés dans les travées étroites,
et moralement touchés par la misère accumulée
durant ces cinq jours de détention. Le mercredi, tous
les policiers chargeaient les Algériens au moindre cri
; samedi, ils restent indifférents. Ils disent avoir
peur de cette foule qui commence à sortir de sa prostration.
Nous croyons que c'est là la raison de l'accélération
du processus de triage, très lent au début : l'impossibilité
de garder huit mille hommes dans les conditions inhumaines du
Parc, à moins de vouloir provoquer un massacre collectif.
Et les Algériens ?
Lorsque nous pénétrons dans le Parc, nous n'avons
distingué d'abord que la grande foule silencieuse des
détenus pressés contre les grilles, figés
dans une immobilité presque absolue. De temps à
autre, une sentinelle se précipite, et l'on voit le groupe
refluer lentement, sans bousculade, devant la menace de la crosse
levée, attentif au mouvement de celle-ci, puis, la menace
écartée, revenir aussitôt dans le même
silence, à la même place, sans qu'une brèche
se soit ouverte.
Dans les parcs, ils sont entassés, sales, barbus, les
vêtements déchirés, couverts de poussière,
de boue et de sang séché, des bandages ou des
mouchoirs hâtivement posés sur les plaies, abandonnés.
Aucun bruit, sinon ce bourdonnement confus de paroles échangées
à voix basse et de pieds raclant le sol. Parfois, un
cri, un mouvement, puis le calme à nouveau.
Les policiers n'éveillent aucune curiosité ; les
deux mondes s'ignorent totalement.
Quand nous circulons dans les couloirs, des mains se tendent,
des offres sont faites.
"Soldat, t'as pas une sèche? Ton mégot, donne-le
moi. Tu pourras t'en acheter quand tu sortiras. Moi, ça
fait quatre jours que je n'ai pas fumé."
Un billet de banque, des pièces apparaissent dans les
mains tendues : "Je te donne cinq cents francs pour une
cigarette. Allez, soldat ; t'en as bien une au fond de tes poches.
Je sais ce que c'est, je viens de finir mon service militaire.
" Toujours un sourire bienveillant sur les visages, et
de gentils remerciements lorsque la cigarette apparaît
enfin.
Sur un ton dépourvu de haine
Ils nous racontent :
"Je suis en France depuis 1937 ; je suis marié à
une Française ; j'ai deux enfants ; j'ai fait la guerre
1939-1940 ; que me veut-on encore ? Tu crois que c'est humain,
ce que les policiers nous ont fait?"
"Quand je rentrerai, le patron va me mettre à la
porte ; ma femme, mes enfants, que vont-ils manger?"
"Ça ne peut pas durer qu'ils nous tuent tous!"
"Au commissariat, ils nous ont enfermés dans une
petite pièce, puis arrosés ; nous sommes restés
toute la nuit debout, avec de l'eau jusqu'aux mollets ; le lendemain,
ils nous ont amenés ici."
Et tout cela sur un ton dépourvu de haine. Ils donnent
l'impression de poser des questions et non de raconter des faits
qui les concernent.