Sept mois après
les déclarations de Catherine Trautmann, faites au moment
même où je témoignais en tant qu'auteur
de La Bataille de Paris (Le Seuil) au procès de Maurice
Papon, et par lesquelles elle annonçait l'ouverture des
archives sur les événements du 17 octobre 1961,
je n'ai toujours pu consulter aucune archive. Mes courriers
au Premier ministre, au ministre de l'Intérieur et à
celui de la Défense sont tous restés sans réponse.
L'ouverture de l'ensemble des archives concernant ces événements
et leur libre examen pour les chercheurs restent à réaliser.
En revanche, le rapport commandé, le jour suivant mon
témoignage, par le ministre de l'Intérieur au
conseiller d'État Dieudonné Mandelkern (par ailleurs
président de la très sensible Commission nationale
de contrôle des interceptions de sécurité),
a été dernièrement rendu public, d'abord
par l'intermédiaire du Figaro.
La lecture de ce rapport appelle plusieurs remarques. M. Mandelkern
et les fonctionnaires auteurs de ce rapport ne se contentent
pas d'inventorier les archives de la préfecture de police.
Ils prétendent aussi en dégager certaines "
observations ", entre autres quant au nombre de victimes
dont ils affirment qu'il serait " très inférieur
aux quelques centaines de victimes dont il a parfois été
question ". De toute évidence, je suis visé
par cette affirmation. À Bordeaux, j'ai, en effet, déclaré
qu' " il y a eu durant cette période-là au
minimum deux cents morts et vraisemblablement autour de trois
cents ".
Dans une démocratie, ce n'est pas à de hauts fonctionnaires
agissant en tant que tels qu'il revient d'écrire l'histoire.
Qu'on laisse les chercheurs travailler librement sur les archives,
avec l'esprit critique nécessaire, en procédant
aux recoupements indispensables avec d'autres sources. Il serait
totalement inacceptable que l'on cherche, à travers ce
rapport, à vouloir accréditer une nouvelle vérité
officielle, succédant à celle de 1961, sans que
les chercheurs aient eu la possibilité de consulter l'ensemble
des sources.
Les archives dont fait état ce rapport sont partielles
et partiales. Partielles, comme le reconnaissent d'ailleurs
ses auteurs, parce qu'elles ne concernent que la préfecture
de police et ce qui était alors le département
de la Seine. Or, ces événements ont aussi eu pour
théâtre l'ancien département de la Seine-et-Oise.
Des corps furent retrouvés loin de Paris, notamment ceux
emportés par la Seine.
Partielles encore, parce que, comme l'indique le rapport, des
archives ont disparu. C'est ainsi que les archives de la brigade
fluviale ont été détruites ces dernières
années ; ce service repêchait des cadavres que
l'on a trouvés en nombre à cette époque-là.
Les archives du Service de coordination des affaires algériennes
ont aussi disparu ; ce service était " à
la pointe " de la lutte contre le FLN.
Peut-être Roger Chaix, patron de ce service à cette
époque, qui est demeuré très lié
à Maurice Papon, a-t-il quelque idée sur ce qu'elles
sont devenues.
La liste n'est pas close : les archives du centre d'identification
et de vérification de Vincennes ont disparu. Pourtant,
on souhaiterait connaître les noms des 1 710 Algériens
arrêtés le 17 octobre, et qui, selon la préfecture
de police, séjournaient toujours à Vincennes le
6 novembre 1961. On voudrait les connaître car, ce même
6 novembre, trois députés n'avaient, eux, dénombré
à Vincennes que 1 500 détenus. Où étaient
alors ces 210 Algériens manquants ?
Partiales : ces archives peuvent être ainsi qualifiées
car elles sont la version de fonctionnaires et d'une hiérarchie
mis en cause dans cette répression. Il serait gravement
illusoire de croire que la vérité puisse y être
contenue. Il est indispensable que ces archives soient comparées,
mises en rapport avec d'autres sources. Or, à certains
moments, le rapport Mandelkern reprend telle quelle la version
policière, par exemple lorsqu'il s'agit d'expliquer certains
épisodes tragiques par un affrontement entre manifestants
et policiers. Ceci est un mensonge dont le rapport se fait pourtant
l'écho. Il n'y a pas eu d'affrontement ce 17 octobre,
mais le déchaînement de la violence unilatérale
de forces de police agressant des manifestants pacifiques, se
livrant à une chasse à l'homme en fonction de
l'apparence physique.
Sont cités, entre autres, les faits qui ont eu lieu sur
les boulevards Poissonnière et Bonne-Nouvelle. Or, selon
plusieurs témoignages précis au nombre desquels
figure celui du grand journaliste que fut Jacques Derogy, les
forces de police ont ouvert le feu sur les Grands Boulevards.
Elles ont ensuite chargé les manifestants, froidement,
en dehors de tout affrontement. Plusieurs cadavres gisaient
sur le sol, dans un bain de sang ; on n'en trouve pas trace
dans le bilan officiel ou dans la liste de sept noms que publie
le rapport Mandelkern. Une exception toutefois : on trouve celui
de Guy Chevalier, seul Français à avoir été
tué, dont on reconnaît enfin que " la mort
a été due à des coups de crosse sur la
tête reçus pendant une charge ", alors que
Maurice Papon osait encore prétendre lors de son procès
que son coeur avait lâché sous l'effet de l'émotion.
On lit encore à plusieurs reprises que " des coups
de feu ont été échangés " (au
pont de Neuilly, dans le secteur Saint-Michel/Saint- Germain).
Il s'agit là de la reprise d'un autre mensonge destiné
à justifier l'usage des armes par des policiers. Les
seules victimes par balles furent des Algériens.
Autre exemple de l'excessive confiance de M. Mandelkern dans
la version officielle des faits : celui d'Amar Mallek, "
mortellement blessé par les tirs de deux gendarmes le
20 octobre au stade Pierre-de-Coubertin ". Maurice Papon
lui-même avait expliqué cette mort en prétendant
qu'Amar Mallek avait cherché à s'évader
et qu'un gendarme avait dû tirer dans des conditions conformes
aux lois et règlements.
Or, le cadavre d'Amar Mallek fut aussi examiné - c'est
à ma connaissance le seul cas - par des médecins
qui ne dépendaient pas de la préfecture de police.
Leur conclusion fut que la mort avait été occasionnée
par des coups d'une extraordinaire violence et non par balles.
Dans son évaluation du nombre de morts, le rapport se
fonde pour l'essentiel sur le registre de l'institut médico-légal
(que je n'ai pas pu examiner) et se demande " si certains
cadavres auraient pu ne pas être transportés à
l'IML à l'époque des manifestations d'octobre
et échapper de ce fait au bilan officiel ". À
cette question légitime, le rapport répond que
" l'hypothèse est difficile à prendre en
considération ". Pourquoi ? On ne nous le dit pas.
Pourtant, il y a bel et bien eu des cadavres qui n'ont pas été
transportés à l'IML. J'en prends pour seul exemple
les cadavres de ces Algériens morts dans l'enceinte du
palais des Sports placé sous la garde de la gendarmerie
mobile. Qu'en a-t-on fait? Quel service les a fait disparaître
? Ces questions restent posées.
Dans le rapport Mandelkern, on ne trouve nulle trace de certains
faits. Par exemple de ce qui s'est produit dans la cour de la
préfecture de Police dans la nuit du 17 au 18 octobre
1961. Selon plusieurs sources policières de l'époque,
plusieurs dizaines d'Algériens, une cinquantaine, y ont
été tués. Il aurait été évidemment
surprenant qu'il en soit question dans les archives de la préfecture
de Maurice Papon. Mais comment peut-on prétendre ensuite
tirer des conclusions à partir de ces seules archives
et se permettre de mettre en cause d'autres recherches ?
Constantin Melnik qui, en 1961, était chargé des
affaires de police et de renseignement au cabinet du Premier
ministre, Michel Debré, a témoigné à
plusieurs reprises, depuis 1991, que, sur la base des renseignements
qui lui parvenaient alors, il était parvenu à
une évaluation du nombre de victimes comprise entre cent
cinquante et trois cents. Je constate que ce témoignage
converge avec le bilan établi par les anciens ennemis
de M. Melnik, la Fédération de France du FLN,
qui faisaient état d'un nombre de victimes se situant
entre deux cents et trois cents morts.
Si, après des travaux menés librement par des
chercheurs indépendants, ayant accès à
toutes les sources, il apparaissait que je me suis trompé
et si, comme le prétend Dieudonné Mandelkern,
le bilan de cette répression se révélait
beaucoup moins important que ce que j'ai pu écrire et
lire, c'est volontiers que je le reconnaîtrais. Mais,
pour le moment, je persiste et signe. En octobre 1961, il y
eut à Paris un massacre perpétré par des
forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon.