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"Pour la vérité, enfin" (J-L. Einaudi)

Le Monde, 20 mai 1998
   

Sept mois après les déclarations de Catherine Trautmann, faites au moment même où je témoignais en tant qu'auteur de La Bataille de Paris (Le Seuil) au procès de Maurice Papon, et par lesquelles elle annonçait l'ouverture des archives sur les événements du 17 octobre 1961, je n'ai toujours pu consulter aucune archive. Mes courriers au Premier ministre, au ministre de l'Intérieur et à celui de la Défense sont tous restés sans réponse. L'ouverture de l'ensemble des archives concernant ces événements et leur libre examen pour les chercheurs restent à réaliser.

En revanche, le rapport commandé, le jour suivant mon témoignage, par le ministre de l'Intérieur au conseiller d'État Dieudonné Mandelkern (par ailleurs président de la très sensible Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité), a été dernièrement rendu public, d'abord par l'intermédiaire du Figaro.

La lecture de ce rapport appelle plusieurs remarques. M. Mandelkern et les fonctionnaires auteurs de ce rapport ne se contentent pas d'inventorier les archives de la préfecture de police. Ils prétendent aussi en dégager certaines " observations ", entre autres quant au nombre de victimes dont ils affirment qu'il serait " très inférieur aux quelques centaines de victimes dont il a parfois été question ". De toute évidence, je suis visé par cette affirmation. À Bordeaux, j'ai, en effet, déclaré qu' " il y a eu durant cette période-là au minimum deux cents morts et vraisemblablement autour de trois cents ".

Dans une démocratie, ce n'est pas à de hauts fonctionnaires agissant en tant que tels qu'il revient d'écrire l'histoire. Qu'on laisse les chercheurs travailler librement sur les archives, avec l'esprit critique nécessaire, en procédant aux recoupements indispensables avec d'autres sources. Il serait totalement inacceptable que l'on cherche, à travers ce rapport, à vouloir accréditer une nouvelle vérité officielle, succédant à celle de 1961, sans que les chercheurs aient eu la possibilité de consulter l'ensemble des sources.

Les archives dont fait état ce rapport sont partielles et partiales. Partielles, comme le reconnaissent d'ailleurs ses auteurs, parce qu'elles ne concernent que la préfecture de police et ce qui était alors le département de la Seine. Or, ces événements ont aussi eu pour théâtre l'ancien département de la Seine-et-Oise. Des corps furent retrouvés loin de Paris, notamment ceux emportés par la Seine.

Partielles encore, parce que, comme l'indique le rapport, des archives ont disparu. C'est ainsi que les archives de la brigade fluviale ont été détruites ces dernières années ; ce service repêchait des cadavres que l'on a trouvés en nombre à cette époque-là. Les archives du Service de coordination des affaires algériennes ont aussi disparu ; ce service était " à la pointe " de la lutte contre le FLN.

Peut-être Roger Chaix, patron de ce service à cette époque, qui est demeuré très lié à Maurice Papon, a-t-il quelque idée sur ce qu'elles sont devenues.

La liste n'est pas close : les archives du centre d'identification et de vérification de Vincennes ont disparu. Pourtant, on souhaiterait connaître les noms des 1 710 Algériens arrêtés le 17 octobre, et qui, selon la préfecture de police, séjournaient toujours à Vincennes le 6 novembre 1961. On voudrait les connaître car, ce même 6 novembre, trois députés n'avaient, eux, dénombré à Vincennes que 1 500 détenus. Où étaient alors ces 210 Algériens manquants ?

Partiales : ces archives peuvent être ainsi qualifiées car elles sont la version de fonctionnaires et d'une hiérarchie mis en cause dans cette répression. Il serait gravement illusoire de croire que la vérité puisse y être contenue. Il est indispensable que ces archives soient comparées, mises en rapport avec d'autres sources. Or, à certains moments, le rapport Mandelkern reprend telle quelle la version policière, par exemple lorsqu'il s'agit d'expliquer certains épisodes tragiques par un affrontement entre manifestants et policiers. Ceci est un mensonge dont le rapport se fait pourtant l'écho. Il n'y a pas eu d'affrontement ce 17 octobre, mais le déchaînement de la violence unilatérale de forces de police agressant des manifestants pacifiques, se livrant à une chasse à l'homme en fonction de l'apparence physique.

Sont cités, entre autres, les faits qui ont eu lieu sur les boulevards Poissonnière et Bonne-Nouvelle. Or, selon plusieurs témoignages précis au nombre desquels figure celui du grand journaliste que fut Jacques Derogy, les forces de police ont ouvert le feu sur les Grands Boulevards. Elles ont ensuite chargé les manifestants, froidement, en dehors de tout affrontement. Plusieurs cadavres gisaient sur le sol, dans un bain de sang ; on n'en trouve pas trace dans le bilan officiel ou dans la liste de sept noms que publie le rapport Mandelkern. Une exception toutefois : on trouve celui de Guy Chevalier, seul Français à avoir été tué, dont on reconnaît enfin que " la mort a été due à des coups de crosse sur la tête reçus pendant une charge ", alors que Maurice Papon osait encore prétendre lors de son procès que son coeur avait lâché sous l'effet de l'émotion. On lit encore à plusieurs reprises que " des coups de feu ont été échangés " (au pont de Neuilly, dans le secteur Saint-Michel/Saint- Germain). Il s'agit là de la reprise d'un autre mensonge destiné à justifier l'usage des armes par des policiers. Les seules victimes par balles furent des Algériens.

Autre exemple de l'excessive confiance de M. Mandelkern dans la version officielle des faits : celui d'Amar Mallek, " mortellement blessé par les tirs de deux gendarmes le 20 octobre au stade Pierre-de-Coubertin ". Maurice Papon lui-même avait expliqué cette mort en prétendant qu'Amar Mallek avait cherché à s'évader et qu'un gendarme avait dû tirer dans des conditions conformes aux lois et règlements.

Or, le cadavre d'Amar Mallek fut aussi examiné - c'est à ma connaissance le seul cas - par des médecins qui ne dépendaient pas de la préfecture de police. Leur conclusion fut que la mort avait été occasionnée par des coups d'une extraordinaire violence et non par balles.

Dans son évaluation du nombre de morts, le rapport se fonde pour l'essentiel sur le registre de l'institut médico-légal (que je n'ai pas pu examiner) et se demande " si certains cadavres auraient pu ne pas être transportés à l'IML à l'époque des manifestations d'octobre et échapper de ce fait au bilan officiel ". À cette question légitime, le rapport répond que " l'hypothèse est difficile à prendre en considération ". Pourquoi ? On ne nous le dit pas. Pourtant, il y a bel et bien eu des cadavres qui n'ont pas été transportés à l'IML. J'en prends pour seul exemple les cadavres de ces Algériens morts dans l'enceinte du palais des Sports placé sous la garde de la gendarmerie mobile. Qu'en a-t-on fait? Quel service les a fait disparaître ? Ces questions restent posées.

Dans le rapport Mandelkern, on ne trouve nulle trace de certains faits. Par exemple de ce qui s'est produit dans la cour de la préfecture de Police dans la nuit du 17 au 18 octobre 1961. Selon plusieurs sources policières de l'époque, plusieurs dizaines d'Algériens, une cinquantaine, y ont été tués. Il aurait été évidemment surprenant qu'il en soit question dans les archives de la préfecture de Maurice Papon. Mais comment peut-on prétendre ensuite tirer des conclusions à partir de ces seules archives et se permettre de mettre en cause d'autres recherches ?

Constantin Melnik qui, en 1961, était chargé des affaires de police et de renseignement au cabinet du Premier ministre, Michel Debré, a témoigné à plusieurs reprises, depuis 1991, que, sur la base des renseignements qui lui parvenaient alors, il était parvenu à une évaluation du nombre de victimes comprise entre cent cinquante et trois cents. Je constate que ce témoignage converge avec le bilan établi par les anciens ennemis de M. Melnik, la Fédération de France du FLN, qui faisaient état d'un nombre de victimes se situant entre deux cents et trois cents morts.

Si, après des travaux menés librement par des chercheurs indépendants, ayant accès à toutes les sources, il apparaissait que je me suis trompé et si, comme le prétend Dieudonné Mandelkern, le bilan de cette répression se révélait beaucoup moins important que ce que j'ai pu écrire et lire, c'est volontiers que je le reconnaîtrais. Mais, pour le moment, je persiste et signe. En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon.