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Documents
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"Un
groupe de policiers républicains déclare..."
(extraits)
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"Ce
qui s'est passé le 17 octobre 1961 et les jours suivants
contre les manifestants pacifiques, sur lesquels aucune arme n'a
été trouvée, nous fait un devoir d'apporter
notre témoignage et d'alerter l'opinion publique. Nous
ne pouvons taire plus longtemps notre réprobation devant
les actes odieux qui risquent de devenir monnaie courante et de
rejaillir sur l'honneur du corps de police tout entier.
Aujourd'hui, quoique à des degrés différents,
la presse fait état de révélations, publie
des lettres de lecteurs, demande des explications. La révolte
gagne les hommes honnêtes de toutes opinions. Dans nos rangs,
ceux-là sont la grande majorité. Certains en arrivent
à douter de la valeur de leur uniforme.
Tous les coupables doivent être punis. Le châtiment
doit s'étendre à tous les responsables, ceux qui
donnent les ordres, ceux qui feignent de laisser faire, si haut
placés soient-ils. Nous nous devons d'informer.
Quelques faits, le 17 octobre...
Parmi les milliers d'Algériens emmenés au parc des
Expositions de la porte de Versailles, des dizaines ont été
tués à coups de crosse et de manche de pioche par
enfoncement du crâne, éclatement de la rate ou du
foie, brisure des membres. Leurs corps furent piétinés
sous le regard bienveillant de M. Paris, contrôleur général.
D'autres eurent les doigts arrachés par les membres du
service d'ordre, policiers et gendarmes mobiles, qui s'étaient
cyniquement intitulés " comité d'accueil ".
A l'une des extrémités du pont de Neuilly, des groupes
de gardiens de la paix, à l'autre des CRS, opéraient
lentement leur jonction. Tous les Algériens pris dans cet
immense piège étaient assommés et précipités
systématiquement dans la Seine. Il y en eut une bonne centaine
à subir ce traitement. Ces mêmes méthodes
furent employées au pont Saint-Michel. Les corps des victimes
commencent à remonter à la surface journellement
et portent des traces de coups et de strangulation.
A la station de métro Austerlitz, le sang coulait à
flots, des lambeaux humains jonchaient les marches des escaliers
[
].
La petite cour, dite d'isolement, qui sépare la caserne
de la Cité de l'hôtel préfectoral était
transformée en un véritable charnier. Les tortionnaires
jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine qui
coule à quelques mètres pour les soustraire à
l'examen des médecins légistes. Non sans les avoir
délestées, au préalable, de leurs montres
et de leur argent. M. Papon, préfet de police, et M. Legay,
directeur général de la police municipale, assistaient
à ces horribles scènes. Dans la grande cour du 19-Août,
plus d'un millier d'Algériens était l'objet d'un
matraquage intense que la nuit rendait encore plus sanglant.
Quelques autres...
A Saint-Denis, les Algériens ramassés au cours des
rafles sont systématiquement brutalisés dans les
locaux du commissariat. Le bilan d'une nuit récente fut
particulièrement meurtrier. Plus de 30 malheureux furent
jetés, inanimés, dans le canal après avoir
été sauvagement battus.
A Noisy-le-Sec, au cours d'un très ordinaire accident de
la route, une Dauphine a percuté un camion. Le conducteur
de la Dauphine, un Algérien, gravement blessé, est
transporté à l'hôpital dans un car de police.
Que s'est-il passé dans le car? Toujours est-il que l'interne
de service constate le décès par balle de 7,65.
Le juge d'instruction commis sur les lieux a été
contraint de demander un supplément d'information.
A Saint-Denis, Aubervilliers et dans quelques arrondissements
de Paris, des commandos formés d'agents des Brigades spéciales
des districts et de gardiens de la paix en civil "travaillent
à leur compte", hors service. Ils se répartissent
en deux groupes. Pendant que le premier arrête les Algériens,
se saisit de leurs papiers et les détruit, le second groupe
les interpelle une seconde fois. Comme les Algériens n'ont
plus de papiers à présenter, le prétexte
est trouvé pour les assommer et les jeter dans le canal,
les abandonner blessés, voire morts, dans des terrains
vagues, les pendre dans le bois de Vincennes.
Dans le 18ème, des membres des Brigades spéciales
du 3ème district se sont livrés à d'horribles
tortures. Des Algériens ont été aspergés
d'essence et brûlés "par morceaux". Pendant
qu'une partie du corps se consumait, les vandales en arrosaient
une autre et l'incendiaient.
Ces quelques faits indiscutables ne sont qu'une faible partie
de ce qui s'est passé ces derniers jours, de ce qui se
passe encore. Ils sont connus dans la police municipale. Les exactions
des harkis, des Brigades spéciales des districts, de la
Brigade des agressions et violences ne sont plus des secrets.
Les quelques informations rapportées par les journaux ne
sont rien au regard de la vérité.
Il s'agit d'un impitoyable processus dans lequel on veut faire
sombrer le corps de police. Pour y parvenir, les encouragements
n'ont pas manqué. N'est-elle pas significative la manière
dont a été appliqué le décret du 8
juin 1961 qui avait pour objet le dégagement des activistes
ultras de la préfecture de police? Un tel assainissement
était pourtant fort souhaitable. Or, on ne trouve personne
qui puisse être concerné par cette mesure ! Pour
sauver les apparences, 62 quasi-volontaires furent péniblement
sollicités qui obtiennent chacun trois années de
traitement normal et, à l'issue de cette période,
une retraite d'ancienneté... Ce n'est là qu'un aspect
de la complaisance du préfet. En effet, au cours de plusieurs
visites dans les commissariats de Paris et de la banlieue, effectuées
depuis le début de ce mois, M. Papon a déclaré
: " Réglez vos affaires avec les Algériens
vous-mêmes. Quoi qu'il arrive, vous êtes couverts.
" Dernièrement, il a manifesté sa satisfaction
de l'activité très particulière des Brigades
spéciales de districts et s'est proposé de doubler
leurs effectifs. [...]
Le climat ainsi créé porte ses fruits. La haine
appelle la haine. Cet enchaînement monstrueux ne peut qu'accumuler
les massacres et entretenir une situation de pogrom permanent.
Nous ne pouvons croire que cela se produise sous la seule autorité
de M. le Préfet. Le ministre de l'Intérieur, le
chef de l'Etat lui-même ne peuvent les ignorer, au moins
dans leur ampleur. Sans doute, M. le Préfet a-t-il évoqué
devant le conseil municipal les informations judiciaires en cours.
De même, le ministre de l'Intérieur a parlé
d'une commission d'enquête. Ces procédures doivent
être rapidement engagées. Il reste que le fond de
la question demeure : comment a-t-on pu ainsi pervertir non pas
quelques isolés, mais, malheureusement, un nombre important
de policiers, plus spécialement parmi les jeunes? Comment
en est-on arrivé là ?
Cette déchéance est-elle l'objectif de certains
responsables? Veulent-ils transformer la police en instrument
docile, capable d'être demain le fer de lance d'une agression
contre les libertés, contre les institutions républicaines
?
Nous lançons un solennel appel à l'opinion publique.
Son opposition grandissante à des pratiques criminelles
aidera l'ensemble du corps de police à isoler, puis à
rejeter ses éléments gangrenés. Nous avons
trop souffert de la conduite de certains des nôtres pendant
l'occupation allemande. Nous le disons avec amertume mais sans
honte puisque, dans sa masse, la police a gardé une attitude
conforme aux intérêts de la nation. Nos morts, durant
les glorieux combats de la Libération de Paris, en portent
témoignage.
Nous voulons que soit mis fin à l'atmosphère de
jungle qui pénètre notre corps. Nous demandons le
retour aux méthodes légales. C'est le moyen d'assurer
la sécurité des policiers parisiens qui reste notre
préoccupation. Il en est parmi nous qui pensent, à
juste titre, que la meilleure façon d'aboutir à
cette sécurité, de la garantir véritablement,
réside en la fin de la guerre d'Algérie. Nous sommes,
en dépit de nos divergences, le plus grand nombre à
partager cette opinion. Cependant, nous le disons nettement :
le rôle qu'on veut nous faire jouer n'est nullement propice
à créer les conditions d'un tel dénouement,
au contraire. Il ne peut assurer, sans tache, la coopération
souhaitable entre notre peuple et l'Algérie de demain.
Nous ne signons pas ce texte et nous le regrettons sincèrement.
Nous constatons, non sans tristesse, que les circonstances actuelles
ne le permettent pas. Nous espérons pourtant être
compris et pouvoir rapidement révéler nos signatures
sans que cela soit une sorte d'héroïsme inutile. Nous
adressons cette lettre à M. le Président de la République,
à MM. les membres du gouvernement, députés,
sénateurs, conseillers généraux du département,
aux personnalités religieuses, aux représentants
de la presse, du monde syndical, littéraire et artistique.
Nous avons conscience d'obéir à de nobles préoccupations,
de préserver notre dignité d'hommes, celle de nos
familles qui ne doivent pas avoir à rougir de leurs pères,
de leurs époux.
Mais aussi, nous sommes certains de sauvegarder le renom de la
police parisienne, celui de la France. "
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