Mme Danielle Bidard-Reydet :
- Le 17 octobre
1961, une manifestation à Paris est organisée par le Front de
libération nationale, le F.L.N., pour protester contre le couvre-feu
décrété le 6 octobre par Maurice Papon, préfet de police, et
imposé aux Français d'origine algérienne de la région parisienne.
Depuis quelques mois, en effet, la guerre fait rage de l'autre
côté de la Méditerranée et touche la métropole.
Malgré l'interdiction de la manifestation, des dizaines de milliers
d'Algériens décident de se retrouver sur les « grands boulevards
» pour protester pacifiquement contre cette mesure discriminatoire.
Déjà, dès le début de l'après-midi, les forces de police interpellent
des Algériens, mais aussi des Tunisiens et des Italiens. A vingt
heures, alors que les manifestants arrivent place de la Concorde,
dès leur sortie du métro, ils reçoivent de violents coups de
matraque.
Dans la nuit du 17 au 18 octobre, la violence des forces de
police s'accentue. C'est une répression sanglante qui s'abat
sur cette foule sans armes. On dénombre plusieurs dizaines de
morts.
Que s'est-il réellement passé ce jour-là ? Combien de morts,
de blessés, de noyés ? Aujourd'hui encore, ce nombre fait débat.
Les responsables restent impunis et n'ont jamais eu à rendre
compte de leurs actes.
A l'époque, les révélations des témoins, de la presse, sont
étouffées ; censure et autocensure dominent. Pourquoi l'événement
a-t-il été occulté durant tant d'années ?
Ce n'est qu'avec le travail de quelques chercheurs et militants
que les faits vont apparaître à la lumière. Cette quête de la
mémoire et de la vérité historique a culminé en 1997, lors du
procès de Maurice Papon à Bordeaux.
Devant l'ampleur des réactions, Catherine Trautmann, alors ministre
de la culture, décide l'ouverture des archives sur cette période
et Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, annonce
le lancement d'une enquête officielle en décembre 1998. Cette
enquête - le rapport Mandelkern - conclura que ce sont plusieurs
dizaines de personnes qui ont été tuées par les forces de police.
Mais cette enquête n'a pu se faire qu'à partir de sources de
renseignement limitées, et de nombreux documents ont disparu.
Aujourd'hui, à la veille du quarantième anniversaire des événements
du 17 octobre 1961 et au moment de la visite du président Bouteflika,
toute la lumière doit être faite. Au nom du devoir de mémoire,
dans un souci de transparence et par respect pour les familles
des victimes, la vérité doit être connue.
Pour cela, nous demandons le libre accès à la documentation,
afin de mieux connaître cette page noire de notre histoire et
les responsabilités de notre pays dans ce crime. Enfin, avec
de nombreuses personnalités, nous demandons qu'un lieu de souvenir
soit consacré à la mémoire de ceux qui furent assassinés.
M. le président :
- La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire
d'État. à l'outre-mer :
Madame le sénateur, - - M. Chevènement, ministre
de l'intérieur, est malheureusement dans l'impossibilité d'être
présent aujourd'hui et il m'a demandé de vous présenter ses
regrets pour cette absence.
Vous souhaitez, s'agissant des manifestations des 17 et 18 octobre
1961, que cesse l'oubli, que la République reconnaisse ce crime
et qu'un lieu du souvenir lui soit consacré.
Votre premier souci vient en écho d'une question qu'avait posée
M. Asensi, député de votre département, le 15 octobre 1997.
Depuis cette date, conformément aux engagements pris alors par
le ministre de l'intérieur, un travail de recherche important
a été effectué ; il a permis de progresser dans la révélation
de la vérité.
Il s'agit d'abord du rapport du conseiller d'État. Mandelkern,
qui a été déposé auprès du ministre de l'intérieur le 8 janvier
1998. Il s'agit ensuite des recherches réalisées à partir des
archives du ministère de la justice et qui ont fait l'objet
d'un rapport établi par M. Jean Géronimi à la fin de l'année
1999, qui a également été publié.
Il me paraît utile, enfin, d'ajouter, ce qui répond à une partie
de votre question, qu'en application des dispositions de la
loi du 3 janvier 1979 sur les archives le préfet de police a
accordé des dérogations d'accès aux archives de la préfecture
à des universitaires, afin qu'ils puissent aussi, dans le cadre
de leurs recherches, faire la lumière sur ces événements.
Madame le sénateur, la vérité est la meilleure arme contre l'oubli
et vous pouvez constater que, depuis trois ans, le Gouvernement
a bien mis en oeuvre ce qui était nécessaire à l'établissement
de cette vérité.
En revanche, il n'est pas juste de demander à la République
de reconnaître dans ces événements la responsabilité d'un crime
qu'elle aurait perpétré. Cela reviendrait à admettre que la
République a voulu les tragédies qui ont accompagné ces manifestations.
Ce serait absurde.
Cependant, comme le ministre de l'intérieur l'avait fait à l'occasion
de sa réponse à M. Asensi, il est utile de rappeler que la République,
par deux référendums, a décidé d'accéder à la légitime volonté
d'indépendance du peuple algérien.
La France et l'Algérie ont eu un passé lié pendant plus d'un
siècle. La France a sans doute la responsabilité de ne pas avoir
compris assez tôt l'évidence de l'émancipation du peuple algérien.
Chacun de nos deux pays en garde des cicatrices douloureuses.
Mais nos deux pays ont surtout de larges pans de leur avenir
respectif à bâtir ensemble. La France a su montrer sa solidarité
face aux événements qui ont marqué l'Algérie ces dernières années.
Le Gouvernement s'est résolument engagé dans une politique de
coopération.
La veille du jour où le président Bouteflika est accueilli sur
notre territoire, c'est donc la construction de cet avenir commun
qui préoccupe essentiellement le Gouvernement.
- Mme Danielle Bidard-Reydet :
- Je demande la parole.
- M. le président :
- La parole est à Mme Bidard-Reydet.
- Mme Danielle Bidard-Reydet :
- Monsieur le secrétaire d'État., je vous remercie de
votre réponse, mais elle ne me satisfait que partiellement.
Nous avons, en effet, à clarifier l'histoire complexe, vous
l'avez rappelé, mais riche aussi des rapports que nous entretenons
avec l'Algérie.
Vous avez évoqué le travail de recherche, les progrès qui ont
été réalisés dans ce domaine par l'ouverture, en partie, de
certaines archives. Il ne faut pas se cacher la vérité : beaucoup
reste encore à faire en ce domaine. Certes, des dérogations
ont été accordées, mais je souhaiterais que, quarante ans après
cet événement, toutes les archives puissent être à la disposition
des chercheurs.
Vous avez évoqué, et je suis d'accord avec vous, la nécessité
de préparer des rapports de coopération avec ce grand pays du
sud de la Méditerranée qu'est l'Algérie. Mais ces rapports de
coopération doivent être fondés sur le respect, la dignité.
Je pense que, lors du voyage de M. Bouteflika, la France s'honorerait
en annonçant officiellement l'ouverture d'un lieu de mémoire
pour rappeler ce très sinistre moment de notre histoire.