Propos recueillis en
janvier 2001 par Samira Mesbahi
|
Je revins à Paris
pour travailler avec la société "Dewite" en
tant que poseur de voies en 1958. A cette époque-là, on
posait les voies de la Gare de l'Est jusqu'à Bondy, donc je vivais
au train parc du Bourget. J'étais comme un gitan sans domicile
fixe. J'avais pour habitude de faire la lecture à mes collègues
illettrés tard dans la soirée dans les trains. On écoutait
aussi l'émission radiophonique tunisienne "la voix des Arabes"
et on pleurait. J'étais lettré, alors le FLN me proposa
de devenir chef de file, "El Messoul", mais je cotisais comme
tout le monde. Je donnais 30 francs, je m'en rappelle. J'obéissais
aux ordres de trois chefs kabyles. Nous étions organisés
; nous communiquions grâce à des messages que nous introduisions
dans des cigarettes ; lorsque des membres du FLN, des sympathisants
ou des bénévoles non-armés franchissaient un barrage
de police, ils faisaient aussitôt demi-tour pour avertir ceux
qui cachaient des armes
Nous distribuions aussi des tracts dans
les cafés, je peux te dire que les gens n'osaient pas broncher,
ils les acceptaient en silence.
J'avais douze personnes sous ma responsabilité. Ils ignoraient
les noms des chefs et des militants des autres groupes pour éviter
de dénoncer tout le réseau en cas d'"interrogatoire
forcé" de la police. Je leur lisais alors les directives,
les nouvelles, les journaux et les ouvrages du FLN que l'on cachait
dans des sacs à provisions. D'ailleurs je me rappelle leur avoir
lu le premier numéro du El Moudjahid en 1955.
Le FLN nous suggérait de ne pas déposer notre argent aux
banques françaises, mais aux patrons de bar. Et si les gens mourraient
ou disparaissaient, ils récoltaient l'argent pour eux-mêmes!
Il était hors de question que je donne mon argent aux patrons
de bar!
Il faut que je te parle des contrôles et des fouilles qu'on subissait
constamment dans la région parisienne. C'était étouffant
et humiliant. Une fois, j'étais à la Gare St-Lazare, je
portais encore mon bleu de travail, deux policiers m'arrêtèrent
brusquement: "Les mains sur la tête! Montre tes papiers,
bougnoule!" Ils se trouvaient dans la poche arrière de mon
pantalon, à l'intérieur de mon bleu. Il fallait bien que
je baisse les mains, alors ils pointèrent leur mitraillette sur
ma tempe. Une femme française avait assisté à la
scène, elle criait: "Mais vous n'avez pas honte! C'est scandaleux!".
Un soir, la police procédait à une rafle à la Gare
St Lazare, mon patron M. Largeot, un communiste, qui me prêtait
régulièrement des journaux, courut (pour) m'indiquer une
sortie spéciale. "Vous avez raison de demander votre indépendance!",
me confia-t-il. Une fois, quand j'y repense cela me fait sourire, je
marchais dans les rues de Paris, il y avait eu un grave accident de
voiture. Un "panier à salade" s' arrêta brutalement.
Et bien figure-toi que tous les policiers se sont jetés sur moi
au lieu de faire l'état des lieux et de s'occuper des accidentés.
Heureusement que j'avais sur moi un bulletin de paie et 150 francs.
Ils me demandèrent si c'était l'argent de la cotisation,
je répondis que non. Ils me le volèrent. J'étais
contrarié, 150 francs c'était une somme énorme.
Revenons aux manifestations du 17 octobre 1961. On m'en avait prévenu
quatre jours avant pendant une réunion tenue au Bourget. Tous
les peuples réunis en France avaient le droit de circuler librement
sauf nous; nous étions écrasés en Algérie,
nous n'avions pas le droit de parler... "C'est un devoir d'aller
manifester! Vas-y pour surveiller et venir en aide aux gens en cas de
besoin!", m'a-t-on dit. Etait-ce un honneur d'y aller? Je ne sais
pas mais j'y suis allé pour témoigner et dire que je l'avais
fait. De plus, on était coincé dans un dilemme ; si on
restait au train parc on risquait de se faire tuer par le FLN et si
on manifestait on craignait aussi la mort du côté de la
force policière française. Je m'y rendis quand même
vers 19h00 avec un ex-garde champêtre d'Orléansville, nouvellement
appelée Oran. On emprunta les transports en commun pour se rendre
à la Gare du Nord. Là-bas, sur le quai, juste à
la sortie, on pouvait voir de loin les policiers et les CRS "charger"
les hommes et les femmes. A cette terrifiante vue, on fuit par la sortie
du côté de Barbès.
On était terrifié. On courrait en rasant les murs pour
éviter la police. On se dirigeait vers Barbès. On est
rentré par hasard dans un café. On s'assit au comptoir.
Le propriétaire nous offrit des diabolos menthe. Nous engagions
la conversation avec les clients français pour dissiper la tension
et détourner l'attention. On avait peur qu'ils nous demandent
ce qu'on faisait à cette heure-là au café. Nous
parlions du coup de nos origines, de nos activités et de nos
familles. Personne ne se doutait de rien. Seul le propriétaire
(il était français) comprit que quelque chose ne tournait
pas rond. Il baissa le rideau après nous. Je lui fis remarquer
ironiquement que pendant qu'il buvait des diabolos menthe, des gens
se faisaient massacrer. Nous ne le devinions pas, nous avons été
plus chanceux que les autres. Je serai reconnaissant envers le propriétaire
du café pendant toute ma vie. D'ailleurs on lui rendait régulièrement
visite après cet événement. A 1h00, nous devions
partir. Nous marchâmes de la Porte de La Chapelle jusqu'au Bourget
sur les rails. Je travaillais ce jour-là.
Au retour, j'appris que certains collègues avaient déserté.
Ils s'étaient baladés et étaient revenus au train
parc après le départ des chefs du FLN. Puis ils avaient
dormi pendant que les autres manifestaient. Entre nous, nous le savions
mais nous ne voulions pas les dénoncer
Je ne revis plus
jamais de ma vie certains de mes collègues.
L'après-midi, j'avais appris que des hommes avaient été
embarqués aux centres de tri de Vincennes, à la Villette,
et ailleurs, et, dans les forêts proches ou des banlieues lointaines
pour les femmes et les enfants quand les commissariats étaient
déjà pleins. Les mères désorientées
devaient traîner leurs enfants affamés et apeurés
en marchant toute la nuit jusqu'à leur domicile.
Quelque temps après, mon ami, Boujémra m'informa qu'il
fut embarqué au centre de Vincennes. "Tu sais tu ne pouvais
pas aller aux toilettes sans disparaître... Un moment donné
ils ont lâché les harkis sur la foule comme des chiens
enragés. Ils matraquaient tout le monde sur leur passage",
me confia-t- il. Il y eut beaucoup d'assassinats. La police avait aussi
tué des Marocains, des Tunisiens, des Portugais, des Antillais
Comment pouvoir distinguer dans cette folie-là les origines des
gens en ne te basant que sur le teint basané et leur chevelure?