Propos recueillis par
Samira Mesbahi
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Fatéha : Je suis arrivée en France en 1960 juste
au moment où sa sur aînée est morte. [Elle
pointe du doigt Labéra assise près d'elle.] Elle est décédée
le 26 février 1960 à cause d' une embolie pulmonaire qu'elle
fit dix jours après l'accouchement du deuxième enfant.
En mai/ juin, ils ont ramené Labéra du bled, déjà
divorcée à l'époque, pour qu'elle se marie avec
son beau-frère, pour les enfants, tu comprends. On est arrivé
en décembre 1959. Il faisait froid. Alors tu sais tu débarques
au bidonville, tu vois la gadoue. Oh, la, la! La gadoue! Pas d'électricité!
Pas d'eau! Le dépaysement total! J'avais 8 ans. J'avais un petit
frère
Mon père m'avait montré comment il
fallait faire pour aller chercher l'eau et le charbon au cas où
il travaillait. Et bien ce n'était pas triste, "laïster"
quand tout tombait en panne! L' eau de la fontaine était parfois
gelée, pour la dégivrer les hommes célibataires,
on les appelait les "ouvriers" [prononcé "zoufriés"],
arrivaient avec une bouilloire d'eau brûlante qu'ils versaient
dessus. La misère vous rendait plus solidaires finalement
Oui, oui, c'est vrai. Maintenant si les gens te disent bonjour, t'es
déjà bien vue. On vivait dans la misère mais on
était bien.
Labéra : Chacun avait ses chambres et sa salle de séjour
mais on avait tous la même cour
Vous habitiez dans des cabanes en bois?
Non, certaines maisons étaient en béton ou en parpaing
comme les nôtres. Labéra explique en arabe. Il n'y avait
pas de douche, on se lavait dans une bassine.
Fateha : Tu vois la petite maison dans la prairie, c'était
pareil. [Rires.] Nous sommes restées au bidonville de la Folie
[la préfecture des Hauts-de-Seine de nos jours] jusqu'en 1970
et ils nous ont relogés dans une cité de transit pour
nous apprendre à vivre". J'avais 22 ans et quatre enfants.
Je m'étais mariée avec le beau-frère de Labéra.
Son mari et le mien étaient frères.
Et comment faisiez-vous pour le courrier?
Dans tout ça il y avait quand même un facteur, M.Guézal.
Il connaissait toutes les habitations. Au début nous n'étions
pas nombreux, vers 1964-65 les ouvriers ont fait amener leur famille
Nous avions un abattoir où nous pouvions sacrifier nos moutons...C'est
dommage de pas avoir de photos car la seule chose qui préoccupait
les gens, c' était le retour au pays. On se disait: "D'ici
l'année prochaine, Inch Allah, je retournerai chez moi !"
ou "Aïdek me brok, ham jaye en Algérie!" Mais
le retour est presque impossible lorsque qu'on a des enfants qui naissent
ou grandissent ici et qui veulent rester là. Moi, je ne regrette
pas, je ne connaissais pas vraiment l'Algérie, de plus, je n'
en avais que des souvenirs de guerre. Tu trouves ça normal, toi,
qu'on soit immigré ici et là-bas!
Te rappelles-tu du 17 octobre 1961, de l' appel à la manifestation
et de sa préparation?
J'étais jeune. La veille, des hommes étaient venus frapper
à la porte pour parler à mon père dehors. C'étaient
deux chaouis, Salah, ould [fils de] Guézal et Roger, on l'appelait
ainsi car il ressemblait à un Français, il était
roux. Mon père est revenu : "Oui demain il y a une manifestation,
ils nous demandent d'aller au pont de Neuilly!". Le lendemain mon
père est parti laissant ma mère, enceinte de Rachid, mon
petit frère et moi.
Labéra : J'étais enceinte de Lahcène
Fatéha : Et alors on était mort de trouille. On
s'était dit qu'en quittant l'Algérie, on fuirait la guerre
Mon père était tellement typé européen,
il était très clair, il portait un chapeau et un imper,
qu'on l'a pris pour un inspecteur. [Rires.] Il était parti tout
seul à la rue Maurice Thorez pour rejoindre des autres manifestants.
Avant de partir, il avait demandé à ma mère de
ne pas bouger. "Il ne faut pas faire de bruit, si non ils [les
responsables du F.L.N.] vont venir nous égorger !", lançait
ma mère terrifiée. Tu la verrais, elle avait calfeutré
les fenêtres et fermé les portes, on avait peur de respirer
de peur qu'on nous entende. Ils étaient rentrés brutalement
chez Labéra pour les faire sortir. Mais pour aller où?
Même devant les stations de bus vers la clinique de la Défense
[remplacée par la mairie de nos jours] les gens se faisaient
déjà embarquer.
Labéra : On s'est sauvé, on est parti chez la tante
de mon mari.
Fatéha : Tous les hommes étaient partis. Meskin,
mon mari, il devait surveiller les femmes zerma. [Rires] Il me dit plus
tard: "Qu'est-ce que tu voulais que je fasse si Labéra accouchait,
je n'avais que 12 ans?".
Les bus de la RATP emmenaient les gens à la manifestation du
côté de l'Etoile. Mon cousin y alla avec sa fille pour
prétendre qu'ils se baladaient. En revenant, il nous a dit: "J'ai
regretté, j'ai vu des gens se faire tabasser et se faire jeter
dans la Seine!". Il avait prit des coups lui aussi devant sa fille.
La force policière avait tué beaucoup de manifestants.
Et les ouvriers sans famille, les pauvres, qui allait les rechercher?
Personne.
J'avais une cousine, elle est décédée maintenant,
Aïsani, elle s'appelait ; ils l'avaient assommée à
coups de crosse. Elle était rentrée à l' hôpital,
à la maison de Nanterre, où elle tomba dans le coma. Elle
survécut mais elle était régulièrement sujette
à des traumatismes crâniens, des crises, des malaises et
des maux de tête. Quand mon père revint, il ne nous raconta
rien, il ne se confia qu'à ma mère. La seule chose qu'il
nous ait dit est "la manifestation ne s'est pas passée comme
on le voulait, je pense qu'il y a eu beaucoup de morts!". Il ne
montrait jamais ses sentiments.
Labéra : Mon
mari Mohamed était parti à la manifestation avec son père
et son oncle. Il traînait son père et l'encourageait à
courir car les policiers leur courraient après et leur tiraient
dessus. Ils sont arrivés à l'Etoile pour manifester et
dès qu'ils ont vu que les policiers tabassaient les gens, ils
ont commencé à courir pour faire demi-tour! Le lendemain,
les policiers sont venus frapper à ma porte, je faisais frire
du poisson, il n'était pas encore cuit, ils prirent la poêle
et la jetèrent par terre. Ils embarquèrent Mohamed, au
poste de Nanterre vers la place de Belgique pour enquêter au sujet
des manifestations. Mon mari n'est revenu que le soir.
Fateha : A tour de rôle, les hommes devaient faire le guet
au bidonville et surveiller la venue des harkis et des policiers. Il
avait tellement peur de se faire attraper par la police et de dénoncer
le réseau sous le joug de la menace et de la torture qu'il en
devint malade, il accumulait les dépressions et devenait paranoïaque.
Il a été interné dans une maison psychiatrique
de Villejuif en 1967.
Mohamed n'aurait jamais regretté d'avoir soutenu le FLN... [Sourire]
Je peux même te parler de l'indépendance!