Entretiens avec Jean-Luc Einaudi,

auteur de "La Bataille de Paris"

sur Radio Libertaire

Entretien réalisé en octobre 1998 par Wally pour l'émission du groupe Louise Michel "Pas de quartier" de Radio Libertaire (89.4 F.M. à Paris)

 

Wally : Nous sommes en Octobre 1961, la guerre d’Algérie prendra fin officiellement en mars 1962. Qu’est ce qui fait que l’on arrivera pendant cette nuit du 17 au 18 à ce qui s’est passé ?

Jean-Luc Einaudi : En arrière fond il y a les négociations entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire algérien, or ces négociations ont été interrompues depuis juillet. Officiellement il n’y a plus de contact, il reste seulement des contacts secrets, par l’intermédiaire d’un diplomate suisse, qui sont en train de préparer la reprise de pourparlers. Chacun a le soucis du rapport de force. Le gouvernement français veut affaiblir le F.L.N., et donc, dans le même temps où on va vers la négociation, on voit aussi la répression se renforcer. Voilà, en gros le contexte de ces événements.

Wally : Donc, qu’est-ce qui se passe le 17 octobre ?

Jean-Luc Einaudi : Il faut remonter un peu plus loin. Fin août-début septembre il y a un durcissement de la répression, le F.L.N. reprend un certain nombre d’attentats contre des policiers, il va y avoir 11 policiers tués de la fin août 1961 au début octobre. Le 5 octobre, Papon, avec bien sûr l’accord du gouvernement, décrète un couvre feu qui s’applique à l’ensemble de la population originaire d’Algérie, qu'à l'époque on appelle officiellement " français musulmans d’Algérie ". La fédération de France du F.L.N. décide d’appeler l’ensemble des algériens résidant en région parisienne à mettre en échec ce couvre feu le 17 octobre 1961, en se rassemblant à partir de l'heure de début de celui-ci. Chose extrêmement importante, l’ordre est donné que ces rassemblements doivent être impérativement pacifistes et qu’il est absolument interdit d’avoir quoi que ce soit qui puisse être assimilé a une arme.

Wally : Est-ce que du côté du pouvoir français, ils ont été prévenus que l’ordre avait été donné de n’avoir rien qui puisse ressembler à une arme ?

Jean-Luc Einaudi : Ils ont été prévenus par leurs informateurs, ils essayaient d’avoir des informateurs infiltrés dans le F.L.N. C’est comme ça qu’ils ont été prévenus de ces rassemblements, car il n’y a pas eu d’affiches, ou d’appel public, cela s’est fait par le bouche à oreilles peu de temps avant.

Wally : L’appel à la manifestation est pour le couvre feu, c’est-à-dire 19 h-20 h, il y a des lieux de rassemblement prévus ?

Jean-Luc Einaudi : Les lieux qui avaient été définis étaient les lieux les plus connus de l’opinion publique française et internationale. Il s’agissait de faire une grande manifestation au coeur de la capitale française, sur les lieux les plus réputés : Les Champs Élysées, les grand boulevards, boulevard Saint-Michel… Il s’agissait de rassemblements. Ce qu’il faut avoir en tête c’est que depuis des années, s'était généralisée la pratique des rafles, et souvent c'était l’occasion de violences. Depuis le mois de septembre notamment, s'était développée la pratique de noyades, c’est-à-dire que l’on entendait dire que l’on retrouvait des cadavres d’algériens, un certain nombre de policiers avaient commencé à noyer des algériens. Très vite, en fin d’après-midi, le 17 octobre, les rafles ont donné lieu à des violences, et plus on a avancé dans la nuit plus ce sont devenu des violences criminelles qui ont donné lieu à des morts. Il y a eu des morts par balles, des morts par noyades. Un certain nombre de lieux ont été réquisitionnés pour interner les algérien raflés, notamment le palais des sports à la porte de Versailles et le stade de Coubertin. Dans ces lieux, lorsque les algériens raflés arrivaient, ils étaient victimes de violences criminelles de la part de policiers qui se relayaient, et qui se baptisaient " comités d’accueil ", et c’est comme ça que des algériens ont été tués dans ces lieux d’internement. D’autres ont étés emmenés dans la cour de la préfecture de police, où selon plusieurs témoignages convergents, plusieurs dizaines d’algériens ont été tués durant la nuit.

Wally : Dans ce que tu dis, ce qui est étonnant c’est la passivité des gens qui se font arrêter, n’y a-t-il pas eu la moindre rébellion ?

Jean-Luc Einaudi : Parler de passivité me semble inadapté, ils n’est pas question de passivité puisqu’ils allaient manifester, protester, une protestation est le contraire de la passivité, mais cette protestation devait être pacifique, cela avait notamment pour but d’essayer de retourner l’opinion publique pour montrer que les algériens voulait l’indépendance et la paix. La forme que cela allait prendre était difficilement prévisible. Des arrestations et des violences étaient prévues, mais la forme sauvage, barbare que cela a pris était difficilement prévisible, il y eut dans ces événement l’explosion d’une haine. Ce qui était prévu, était qu’il y aurait une répression, il était prévu que dans les jours suivants les femmes aillent manifester pour demander la libération des emprisonnés suite au 17 octobre. Il faut bien comprendre une chose, quand le F.L.N. donnait un ordre, et l’ordre était " manifestation pacifique ", ce n'était pas à discuter, et de la même façon, l’obligation d’aller manifester ne se discutait pas non plus . Des militants passaient dans les hôtels, regardaient s’il ne restait personne dans les chambres… Tous devaient y aller, on ne leur demandait pas leur avis, même s’il se trouve que la grande majorité des algériens partageaient ces objectifs.

Wally : On parlait de passivité. On peut s'étonner de la " passivité " des forces politiques, syndicales et sociales lors de ces événements du 17 octobre. Est ce qu’elles étaient prévenues par le F.L.N. ?

Jean-Luc Einaudi : Là, on peut effectivement parler de passivité. Au fond, il y avait une rupture entre la classe ouvrière française et cette partie importante de la classe ouvrière qui était originaire d’Algérie; il y avait très peu de rapport entre les deux. Sur le plan politique, il y avait une rupture avec le monde politique et syndical (le P.C.F., la S.F.I.O.…). Il y eut, quelques jours avant le 17 octobre, une reprise des contact rompus depuis 1956 avec la direction du P.C.F. qui avait été informée. C’est comme ça que ces manifestations du 17 octobre ont eu lieu en dehors des partis et des syndicats français. Dans les jours qui ont suivi il y a eu une déclaration commune des syndicats français (C.G.T., C.F.T.C., F.E.N.) qui a été lue séparément, disant que si cela devait se reproduire, ils appelleraient les travailleurs de la région parisienne à réagir. Si cela devait se reproduire. Sur le plan politique, il y a eu des protestations et des demandes de commission d’enquête parlementaire de la part des élus (aussi bien communistes que socialistes et même au-delà), et quelques protestations dans les assemblées, mais un seul parti a appelé à manifester, le P.S.U. le 1er novembre 1961. Il y a eu des réactions ponctuelles (manifestations d'étudiants dans les jours qui ont suivi au quartier latin, manifestations des travailleurs à Boulogne Billancourt), mais il n’y a pas eu de réactions à la hauteur de ce qui venait de se produire de la part des grandes organisations. Mais il faut dire, sans sous-estimer ce que je viens de dire, que dans le même temps il y a eu un complot du silence et l’organisation systématique du mensonge de la part de l’État. Tout a été mis en œuvre pour que l’on ne sache pas la vérité, et aujourd'hui encore Papon, malgré sa condamnation pour complicité de crime contre l'humanité, sévit encore et met tout en oeuvre pour que cette vérité reste cachée. À l'époque, malgré les demandes, il n’y a pas eu de commissions d’enquête, Papon, très habilement, a fait ouvrir des informations judiciaires, et ces informations judiciaires ont été évoquées pour qu’il n’y ait pas de commission d’enquête, parce qu’on ne peut pas enquêter quand il y a une information judiciaire, et en 1962 toutes les informations judiciaires ont été closes par des non lieux. Dans le même temps des journaux et des livres ont été saisis, un film aussi. Autrement dit il y a eu la volonté d'étouffer.

Wally : Pour faire le lien entre le passé et le présent, est-ce que l’on ne risque pas de voir réapparaître de tels drames ?

Jean-Luc Einaudi : Déjà, l'histoire ne se répète jamais, ceci étant dit je pense qu’il faut toujours être extrêmement vigilant et ne pas croire qu’on est à l’abri de crimes. On se dit qu’aujourd'hui, les médias et les moyens de communication font que s’il se passe quelque chose ont le sait immédiatement, la preuve que non : Aujourd'hui on parle de cette jeune femme étouffée par les gendarmes belges dans un avion, sait-on qu’il y a sept ans, en France, il s’est passé la même chose ? Un sri-lankais qui refusait d'être embarqué a été étouffé lui aussi, et il en est mort ! Non ! Cela a été " étouffé ". Une information judiciaire a été ouverte, mais à ce jour il n’y a eu aucune suite. Par rapport aux sans papiers, un état d’esprit s’est très largement répandu, qui est que : " Ces gens là, il faut les virer ! " Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas de papiers justement. Autrement dit on porte sur eux un regard qui n’est qu’administratif, plutôt que de les regarder comme des êtres humains avec leur propre histoire, leur propre vie. À partir de ce moment-là on peut en arriver à tuer ces gens (comme cela s’est passé ici avec ce sri lankais, ou en Belgique avec cette femme), parce qu’ils cessent d'être des hommes et des femmes comme les autres.

Wally : Si je comprends bien, c’est un problème de contexte ? Les structures et les états d’esprit n’ont pas changé depuis octobre 61.

Jean-Luc Einaudi : Effectivement, le contexte est très différents en ce sens qu’en 1961 il y avait une situation de guerre qui durait depuis plusieurs années, et cela change beaucoup de choses, mais aujourd'hui on a aussi un autre contexte, qui est celui de la crise, de la poussée d’un courant fasciste, un contexte où l’immigration est présentée comme la source d’un grand nombre de problèmes, etc. Ce contexte là est différent, mais la mentalité consistant à se considérer comme supérieur et à considérer une partie de la population comme méprisable, et en tous les cas comme n'étant pas constituée d'êtres humains, cela n’a pas changé.

Wally : La logique de l'État, elle, n’a pas changé ?

Jean-Luc Einaudi : La logique de l’État., c’est une réalité, mais l’État. est constitué d'hommes et de femmes, d’individus qui ont des mentalités, et qui doivent être confrontés à leur responsabilité personnelle aussi. Cela serait trop facile de se retrancher derrière une abstraction qui serait l’État., chacun doit prendre position vis-à-vis de ce qui se passe. Parlons des centres de rétention, c’est très caractéristique, ces centres de rétention, moi je considère que c’est des zones de non-droit, quel regard extérieur peut voir ce qu’il s’y passe véritablement ? On en sait pas grand chose, c’est comme ça que l’on apprend régulièrement que tel flic a violé une femme, que telle ou telle violence a été commise, on l’apprend incidemment. Comment considère-t-on les personnes qui y sont enfermées ?

Wally : Il y a une institutionnalisation déterminée de créer des zones de non-droit, et encore, quand tu parles de camps de rétention tu parles de ceux qui sont connus, il y a quelques années on a découvert par hasard qu’il en existait un à Gennevilliers que personne ne connaissait, il a fallu plusieurs années de pressions pour aller voir ce qui se passait dans les zones de la préfecture de police.

Jean-Luc Einaudi : Pour faire le lien avec les événements dont on parlait tout à l'heure, quand on ne veut pas faire la lumière sur de tels événements, et qu’on ne veut pas ensuite en tirer les leçons, ce qui les a sous-tendu se perpétue nécessairement. Puisque c’est la préfecture de police qui était concernée par ces événements, je crains fort que les mentalités qui étaient à l'œuvre à ce moment là se soient perpétuées par la suite, et transmises au fil des années.