Entretiens et analyses :

Nils Andersson ,
éditeur.

Intervention au colloque "17 et 18 octobre 1961 : massacres d'Algériens sur ordonnance ?"

Le front éditorial

Il eût été logique que vous rencontriez à cette place Jérôme Lindon ou François Maspero. Je vais donc m’efforcer, non pas de les remplacer mais, ayant, avec les Éditions la Cité à Lausanne, étroitement travaillé avec eux tout au long des événements d’Algérie, de les suppléer et de rapporter sur le front éditorial contre la guerre.

Permettez que j’évoque en premier lieu les contributions d’éditeurs, aujourd’hui disparus, Pierre-Jean Oswald, François Monod (directeur des EFR), et Giangiacomo Feltrinelli en Italie. Il doit aussi être rappelé sur le terrain de l’écrit, le rôle d’Esprit, des Cahiers de Témoignage Chrétien, de ce lieu privilégié d’une opposition radicale à la guerre que fut les Temps Modernes ou de Partisans, expression de la génération algérienne. Ces revues furent les premières à publier nombre de témoignages. Enfin je voudrais souligner le travail essentiel effectué par ceux qui ont animé Témoignages et documents et Vérité-Liberté pour dénoncer la guerre coloniale et ses crimes.

Si l’on se souvient qu’une majorité de voix autorisées s’exprimait contre tout abandon de l’Algérie, des sentiments d’une population pour laquelle tout naturellement, depuis les bancs de l’école, l’Algérie était française et des campagnes du lobby colonial et du pouvoir pour exacerber les sentiments racistes à l’encontre de l’émigration nord-africaine, on conçoit combien il était subversif de prendre position contre la guerre et de dénoncer ses infamies. Ceci explique que l’acte d’éditer fut une action individuelle, isolée dans le cercle éditorial.

Pour reprendre la classification proposée par Pierre Vidal-Naquet en " trois tempéraments idéologiques et politiques majeurs " des opposants à la guerre d’Algérie, " les dreyfusards, les bolcheviks et les tiers-mondistes " ; si l’engagement personnel d’éditeurs, auprès des Algériens ou dans les réseaux de soutien, les rattache au tempérament " bolchevik " ou " tiers-mondiste ", l’acte d’éditer fut essentiellement un acte " dreyfusard ". Ce que d’ailleurs confirme Jérôme Lindon : " ce que j’ai pu faire, je l’ai fait pour la France, non pour l’Algérie " ou François Maspero " en fait, la motivation première de tout cela c’est, paradoxalement, une forme de patriotisme ". Je ne disais pas autre chose dans la note introductive à la réédition de La Question en Suisse : le " but n’est pas de calomnier un pays que nous savons aimer… C’est notre solidarité avec les Français qui se refusent à cette dégradation que nous exprimons. " Il s’agissait bien du droit des Français d’être informé de ce qui se commettait en leur nom.

On ne peut d’ailleurs, au moment où éclate la Révolution, qu’être surpris par la rareté de l’information et de la réflexion sur la situation coloniale de l’Algérie. Je citerai trois contributions qui rompent de façon significative avec ce mutisme, celle d’André Mandouze " Impossibilités algériennes ou le mythe des trois départements " accompagnant celle d’Emmanuel Mounier, " Prévenons la guerre d’Afrique du Nord ", parues toutes deux dans Esprit 1947. Et, l’ouvrage de Charles-André Julien : L’Afrique du Nord en marche. Connaissance de la réalité coloniale et algérienne qui sera heureusement élargie et approfondie au cours de la guerre, notamment par les précieuses contributions de Germaine Tillion, ou des ouvrages comme La question algérienne et L’Algérie, passé et présent.

Cependant, dès l’engagement des opérations militaires, sous le patronage de Jean Cassou, est lancé l’Appel du comité d’action des intellectuels " pour mettre fin à une guerre qui est une menace contre la République en même temps qu’un crime contre le genre humain ". Puis, le 13 janvier 1955, Claude Bourdet publie dans France Observateur un article : " Votre Gestapo d’Algérie " et deux jours plus tard, dans L’Express, paraît le " J’accuse " de François Mauriac intitulé : " La Question ". Ainsi, soixante-quinze jours après le 1er novembre, aucune personne avertie ne peut dire : je ne savais pas. Mais chacun sait qu’il n’en est jamais ainsi, que le cheminement des faits dans l’opinion s’avère plus complexe, d’autant que deux facteurs vont obscurcir la réalité des événements.

D’abord les saisies ordonnées pour empêcher la propagation du mouvement des rappelés sur lequel se focalise l’opposition à la guerre représentent une réelle pression à l’encontre de la presse pour entraver la diffusion de la vérité. Dès avril 1955, les dispositions de la loi sur la presse de 1881 sont renforcées et en mars 1956 le décret promulguant l’état d’urgence permet de prendre toutes les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature." Autre facteur, avant qu’elle soit dissipée de la façon que l’on sait, l’illusion répandue par la campagne électorale et la victoire du Front républicain de Guy Mollet a pour beaucoup contribué à occulter ce qui se commettait en Algérie.

Pendant cette période trouble émergent les écrits de François Mauriac dans l’Express, Claude Bourdet et Robert Barrat dans France Observateur ou La Quinzaine de Maurice Nadeau, Henri Marrou dans Le Monde, Colette Jeanson dans Esprit ou Sartre dans Les Temps Modernes. Mais la censure bride singulièrement le droit à s’exprimer de la " contre-propagande française ", pour reprendre le qualificatif de Jacques Soustelle. L’édition est monocolore, à une exception près mais d’importance, la parution en 1955 aux Éditions du Seuil de  L’Algérie hors la loi de Francis et Colette Jeanson. Signe de l’état d’esprit du moment, il y eut de fortes hésitations à faire paraître ce livre emblématique qui participa à la prise de conscience de nombreux opposants à la guerre, qui ouvrit leur compréhension sur la réalité coloniale et qui, pour certains, motiva leur engagement.

Mais c’est en 1957 que le livre va devenir un instrument essentiel de la dénonciation de la guerre et des tortionnaires et que s’ouvre un front éditorial. La chape de silence, qui a pendant des mois couvert l’usage de la torture, est brisée avec la parution, aux Éditions de Minuit, du livre de Georges Arnaud et Jacques Vergès,  Pour Djamila Bouhired . Ce n’est pas le premier document accusateur, mais le premier qui sort de la confidentialité. Ce document amène Pierre Henri Simon, à écrire Contre la torture, suscitant un éditorial d’Hubert Beuve-Méry, dans lequel on peut lire cette terrible conclusion : les Français " n’ont plus tout à fait le droit de condamner dans les mêmes termes qu’il y a dix ans les destructions d’Oradour et les tortionnaires de la Gestapo ".

La publication de Pour Djamila Bouhired marque un tournant ; Le grain de sable est dans la machine de guerre et de propagande, le droit et la morale sont opposés à la raison d’État. Dès lors, selon Jérôme Lindon, l’édition allait faire ce que la presse, ou plus exactement une certaine presse, ne pouvait pas faire. Des officiers, Jules Roy, le colonel Barberot, le général de Bollardière et d’autres confirment l’usage de la torture. Des rappelés, Robert Bonnaud, Jean Carta, Georges Mattei, Jean-Philippe Talbo, comme les lettres de Jean Muller, mort en Algérie, révèlent ce qu’ils ont vu et vécu, prise de parole d’autant plus courageuse qu’elle est assimilée à un acte de trahison.

Avec la publication du témoignage d’Henri Alleg qui, comme l’a écrit Sartre, " a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme ", le livre devient un instrument essentiel de la dénonciation de la guerre coloniale. Dès la notification de la décision de saisie par le Ministère de l’intérieur, Jérôme Lindon comprend la nécessité de ne pas rester confiné dans un face à face entre " le droit à la parole " et " la machine de guerre ", entre les Éditions de Minuit et le pouvoir. Il me demande alors : " peut-on rééditer le livre en Suisse, car il est important de montrer qu’il est impossible de faire taire la vérité et d’isoler les Français qui la dénoncent ? " 14 jours après, le témoignage d’Henri Alleg augmenté du texte de Sartre, " Une victoire ", publié dans l’Express, paraissait en Suisse. La Question allait susciter dans le monde une réaction qui peut être comparée à celle provoquée, quelques années plus tard, par la photo d’enfants sous les bombardements au napalm au Vietnam.

Un autre document capital à charge va suivre,  L’affaire Audin, résultat d’un remarquable travail d’investigation et d’historien de Pierre Vidal-Naquet qui apporte la preuve de l’assassinat de Maurice Audin par le lieutenant Charbonnier. Puis, toujours aux Éditions de Minuit, paraît La Gangrène qui témoigne que la torture est pratiquée non seulement en Algérie, mais également en France, Rue des Saussaies à Paris, Rue Vauban à Lyon et ailleurs. Document également réédité à La Cité après sa saisie.

Il fallait aussi démontrer qu’il ne s’agissait pas là de cas isolés, de bavures, comme on voulait le faire entendre, mais que ces faits s’inscrivaient dans une logique de guerre. Je publiais Le Cahier Vert, dossier établi par des membres du collectif des avocats qui répertoriait 175 cas d’Algériens disparus transmis à la Croix-Rouge Internationale, puis La Pacification, livre dans lequel sont inventoriés des cas avérés de torture, assassinats, corvées de bois, ratissages, bombardements aveugles et les conditions dans les prisons et les camps de regroupement. C’est dans ce livre que Jean-Marie Le Pen est accusé de torture. En 1985, Le Canard Enchaîné, ayant cité ce passage, Le Pen intente au procès au journal, procès au cours duquel il sera confondu.

Jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, la liste est trop longue pour citer tous les témoignages de victimes publiés, sans qu’aucun cas révélé et dénoncé n’ait jamais pu être contesté ni par l’armée, ni par la justice. Cela est à souligner, car chacun comprendra combien il était difficile de vérifier les faits, de recouper les informations, de ne pas être l’objet d’une manipulation. Un seul cas erroné et tous les autres pouvaient se voir contestés. Cette rigueur fut l’obsession de tous et pourrait retenir l’attention des écoles de journalisme si l’on se rapporte à certains effets médiatiques ultérieurs.

Si la dénonciation de la torture fut une raison majeure de l’engagement éditorial, elle ne fut pas la seule. Furent également publiés des ouvrages pour faire connaître et comprendre la révolution algérienne ; en particulier L’An V de la révolution algérienne  de Franz Fanon, édité par François Maspero, ou Le Front de Robert Davezies, aux Éditions de Minuit, dont les conclusions se rejoignent parfaitement. Pour Davezies " les hommes qui sont arrivés au point où en sont les Algériens aujourd’hui ne reviennent pas en arrière ". Pour Fanon, " L’écrasement de la révolution algérienne, son isolement, son asphyxie, sa mort par épuisement..., autant de rêves insensés ". De Fanon, Maspero devait publier ultérieurement cet appel à " faire peau neuve " qui résonne jusqu’à aujourd’hui, Les damnés de la terre.

Au tournant des années 60 les tensions s’exacerbent, tant chez les tenants de l’Algérie française, avec le putsch des généraux que parmi les opposants à la guerre, avec l’arrestation de membres du réseau Jeanson puis du réseau Curiel. La question de la solidarité avec les Algériens, celle du refus de mener cette guerre se posent avec de plus en plus d’acuité. L’édition allait également participer de ce débat. Avec " Le Refus ", de Maurice Maschino, Le Déserteur, de Maurienne, et Le Désert à l’aube, de Noël Favrelière, qui acte exemplaire a déserté avec son prisonnier promis à une exécution sommaire, est posé le problème de l’insoumission et de la désertion. Leur choix interpelle l’opinion publique, comme elle est interpellée par celui des " porteurs de valises ".

Francis Jeanson s’en explique lors d’une conférence de presse, puis dans un livre publié par les Éditions de Minuit, " Notre guerre ". D’autres témoignages de membres des réseaux de soutien vont suivrent ; je citerai Robert Bonnaud dans Itinéraire, Georges Mattei avec Disponibles et Robert Davezies avec Le Temps de la Justice, livres dans lesquels ils expliquent leur prise de conscience, les raisons de leur engagement. Jacques Charby allait, lui, faire entendre la voix des militants arrêtés dans " L’Algérie en prison "

Le fait d’avoir relaté la conférence de presse de Francis Jeanson dans Paris Presse vaut à Georges Arnaud une inculpation à l’origine d’un livre illustré par Siné Mon procès, lors duquel il fait entendre aux juges : " Je ne suis pas Mohammed… Entre l’électricité et moi, il y a mon nom, qui est celui de toute une lignée de petits notables français… Ni inquiétude, ni gloriole : juste un peu de gêne, à me dire qu’aux mains des mêmes gens, sauvegarder la même dignité d’homme m’aura coûté à moi, si peu. " Lieux privilégiés de la contestation, voir de la provocation, les comptes rendus du procès du réseau Jeanson et de celui intenté au Déserteur de Maurienne firent également l’objet de livres.

Sur le terrain du droit, Jacques Vergès, Maurice Zavrian et Maurice Courrégé dénoncent dans Le droit et la colère aux Éditions de Minuit, l’organisation judiciaire mise en place en Algérie et dans Défense politique, édité chez Maspero, Vergès démontre une implacable et efficace logique de déstabilisation du pouvoir judiciaire et de mise en question de la juridiction militaire, dont je regrette seulement la flexibilité ultérieure.

Un acte de résistance majeur à la guerre fut la Déclaration des 121, rendue publique à la veille du procès du Réseau Jeanson. Signée par 241 personnes, elle fait la une de la presse qui, dans sa presque totalité, déforme le texte et insulte ses signataires. Cependant Les Temps Modernes saisis, Témoignages et Documents, Vérité-Liberté mais aussi François Maspero, pour s’opposer " au mensonge naïf et à la déformation systématique ", la publient.

La guerre conduite sur sol français est dévoilée dans deux dossiers établis par Paulette Péju et édités par François Maspero. Le premier, Les Harkis à Paris, évoque ces supplétifs qui mènent des opérations de police répressives contre les militants FLN et l’émigration algérienne. Le second, Ratonnades à Paris, qui paraît avec des photos d’Elie Kagan, rapporte, au lendemain même des événements, la réalité des faits qui nous réunissent aujourd’hui, les massacres des 17 et 18 octobre 1961 sur lesquels il faudra tant d’années, et les travaux de Jean-Luc Einaudi, pour qu’ils sortent de l’oubli.

Il ressort de ce bref survol qu’il n’est pas un aspect de cette guerre, des méthodes et moyens utilisés, comme des combats menés, qui n’ait été couvert par l’édition malgré les pressions économiques que représentaient pour les éditeurs les saisies dont ils étaient l’objet, malgré les pressions judiciaires, accusations d’atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État, de provocation à l’insoumission et à la désertion, de provocation de militaires à la désobéissance, et les condamnations qui s’en suivaient, malgré le fait qu’ils étaient des cibles désignées et facile à localiser.

Fait trop ignoré, le livre servit aussi à tuer : en effet le SDECE, se prévalant de la " Main rouge ", utilisa La Pacification comme colis piégé contre trois militants anticolonialistes belges. L’un deux, le professeur Laperche fut déchiqueté en ouvrant le colis. Crime avéré, avoué par Constantin Melnik, responsable du service action du SDECE, mais qui reste lui aussi impuni.

Pour conclure, malgré la disproportion des forces et des moyens, le front éditorial s’est avéré un élément actif de la mise en échec de la guerre psychologique menée également en direction de l’opinion française, échec traumatisant, tant pour les politiques que pour les militaires. Il y eut, pour ce faire, quelques éditeurs, mais rien n’eût été possible sans l’attitude de ceux qui ont témoigné, militants algériens et français, rappelés et officiers, journalistes et avocats, intellectuels et agents de l’état, sans l’engagement courageux d’imprimeurs et de tous ceux qui ont participé à la diffusion de ces écrits.

L’ensemble des livres publiés dans le cours de la guerre d’Algérie représente une mine exceptionnelle d’informations, étayée par de nombreux travaux ultérieurs, qui s’inscrit dans le champ de la mémoire et de la justice. Au terme du conflit, Pierre Vidal-Naquet soulignait dans  La Raison d’Etat : " le débat sur la répression (a) changé d’objet et même de nature, plus qu’à décrire le phénomène, il faut s’attacher à en prendre l’exacte dimension ; situer les responsabilités plutôt que se faire l’écho du cri des suppliciés, telle doit être maintenant notre tâche. " C’est précisément pour cela que nous sommes réunis aujourd’hui. C’est cette tâche que nous poursuivons. Je vous remercie de votre attention.

Nota : ce texte sera reproduit dans l'ouvrage Le 17 octobre 1961, un crime d'Etat à Paris (Paris, éditions La Dispute), à paraître en septembre 2001 .