" J'ai
souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n'approuve
pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos
et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants.
Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout
peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.
" Et le même d'ajouter, après ces recommandations délicates : " Quoi
qu'il en soit, on peut dire d'une manière générale que toutes les libertés
politiques doivent être suspendues en Algérie. "
De quand datent ces martiales et péremptoires déclarations ? De 1954
? De 1961 ?
Non, l'auteur de ces lignes n'est autre que le célèbre, célébré et aujourd'hui
consensuel Alexis de Tocqueville. C'est lui qui s'exprime ainsi en 1841
alors qu'a débuté, dans des conditions atroces, la conquête de l'Algérie,
et que depuis peu le général Lamoricière, un brillant militaire aux
dires de ses contemporains, y applique des méthodes draconiennes.
Massacres, déportations massives des populations, rapts des femmes,
vols des récoltes et du bétail, razzias régulières, tels sont les moyens
communément employés pour anéantir la puissance d'Abd el-Kader et asseoir
la domination de la France sur le pays. Non seulement l'auteur de La
démocratie en Amérique n'ignore pas ces pratiques ; il a voyagé en Algérie
où il a rencontré de nombreuses personnalités civiles et militaires,
mais il les approuve. Mieux, il les défend publiquement et salue les
opérations menées par ce vigoureux général qui s'illustrera, quelques
années plus tard, en combattant, avec la même énergie, les insurgés
parisiens de juin 1848 .
Partisan
de l'occupation armée et de la colonisation, sans laquelle la première
demeurerait fragile et coûteuse en hommes, Tocqueville se fait l'avocat
de mesures radicales ; elles seules pourront anéantir la puissance d'Abd
el-Kader. En effet, il tient la conquête de l'Algérie pour une nécessité
impérieuse si la France veut enrayer le déclin international qui, selon
lui, la frappe, et retrouver son autorité parmi les États européens
engagés dans une nouvelle phase d'expansion coloniale.
Ne pas laisser le champ libre à l'Angleterre, contrecarrer sa puissance
maritime et militaire, et dans une moindre mesure, celle de l'Espagne,
prendre pied de façon définitive et ferme sur le continent africain,
tel est l'objectif que Tocqueville n'a cessé de défendre. Quant à la
politique menée par les différents gouvernements français, il la juge
pusillanime et incohérente. En ces matières, les atermoiements ne peuvent
être admis ; l'auteur de La démocratie en Amérique opte donc pour des
mesures extrêmes comme le prouvent ses différentes positions.
Partisan de l'interdiction du commerce pour les populations arabes afin
d'accélérer leur ruine et de les affaiblir davantage, il préconise également
le " ravage du pays ", selon ses propres termes, et les expropriations
massives. Opérées par des juridictions d'exception mises en place par
l'État, ces expropriations permettraient de s'emparer rapidement
des meilleures terres qui seraient ensuite revendues à bas prix aux
colons.
Ces mesures, ne cesse-t-il d'affirmer, sont indispensables si l'on veut
favoriser l'implantation durable, dans les environs d'Alger notamment,
d'une population européenne nombreuse et stable dont la présence est
nécessaire pour tenir le pays. C'est là une première étape qui doit
conduire à la transformation de cette ville en un grand port militaire
à partir duquel de vastes opérations pourront être menées à l'intérieur
de l'Algérie pour coloniser une partie du territoire et s'emparer du
littoral cependant que la France pourra mieux contrôler la Méditerranée.
Tocqueville connaît ses classiques ; il sait mobiliser ses connaissances
historiques et des exemples prestigieux pour fonder en raison son projet
et répondre à ceux qui, en France, le critiquent.
Les Romains, se plaît-il à rappeler aux partisans d'une occupation armée
sans colonie de peuplement, avaient coutume de remplacer les vaincus
par des habitants de " la race conquérante " et de fonder de nombreuses
" sociétés romaines transportées au loin " ; il faut s'inspirer de ce
passé pour la conduite de la politique en Algérie. Attirer dans ce pays
de nombreux colons, tel est l'un de ses objectifs majeurs, et pour y
parvenir il faut exproprier, expulser les habitants, déplacer des villages
entiers afin d'octroyer aux Français les terres les plus riches.
Analyste et théoricien de la démocratie, Tocqueville doit figurer aussi
parmi les penseurs et les hommes politiques qui ont joué un rôle majeur
au cours des premières années de la conquête. Il enquête, lit, recherche
et théorise l'expansion coloniale afin de promouvoir un vaste projet
dont il juge la réalisation indispensable à la défense des intérêts
et de la grandeur de la France. Il est donc une figure essentielle de
la colonisation moderne à laquelle il apporte son intelligence, ses
connaissances et son prestige. Ses écrits, ses rapports officiels et
ses responsabilités à la Chambre sous la monarchie de Juillet en témoignent.
La plupart des spécialistes français de Tocqueville n'en veulent rien
savoir. Libéral et démocrate est leur héros, libéral et démocrate il
doit rester. Oublions donc les opuscules qui pourraient nuire à son
aura et retenons principalement De la démocratie en Amérique qui permet
aux membres de la vénérable République des lettres de continuer à louer
le génie incomparable de cette œuvre et de son auteur. Hélas pour cette
historiographie, qui confine à l'hagiographie parfois, les faits comme
les textes sont têtus. Le Tocqueville des écrits consacrés à l'Algérie
scelle donc les noces sanglantes de la pensée démocratique et de l'État
d'exception. Il nous contraint à jeter un regard nouveau sur les origines
de la colonisation et à reconsidérer nombre de nos jugements. Plus fondamentalement,
plus précisément aussi, il oblige à réviser des catégories politiques
et juridiques majeures car à travers lui se révèle le fait troublant
que l'État de droit n'est pas contradictoire avec les massacres
et les crimes contre l'humanité ; les deux coexistent parfois. Mieux,
le premier prépare et exécute les seconds puisque c'est le même État
qui, respectueux des droits fondamentaux pour ceux qu'il considère comme
membres de la communauté nationale qu'il organise, se fait État
d'exception permanent pour les hommes et les femmes qui n'en font pas
partie. Ces derniers constitue un " corps d'exception " sur lequel s'applique,
non la loi républicaine mais la violence et l'arbitraire de la loi martiale
qui devient la règle.
Avec
Tocqueville, on découvre que cet État de droit, en tant qu'il
est aussi un État colonial, se structure d'emblée comme un État
de guerre et comme un État d'exception permanent parce qu'il
est un État colonial justement. A la lumière de cette histoire,
il faut donc admettre, aussi singulier que cela puisse paraître, qu'il
n'est plus possible de penser de façon contradictoire l'État
de droit et la tyrannie, l'État de droit et l'État de
guerre, l'État de droit et la dictature. Ce n'est plus, ou l'un
ou l'autre, mais l'un et l'autre. Cela vaut, non seulement pour le XIXème
siècle, pour les débuts de " l'aventure coloniale " comme certains osent
encore l'écrire en usant de cette langue délicatement euphémisée des
colonisateurs, mais aussi pour le XXeme siècle et pour la dernière guerre
d'Algérie, celle qui débute en 1954 et qui verra deux Républiques, la
Quatrième et la Cinquième, organiser la torture systématique, les exécutions
sommaires et parfois de masse, dans cette colonie et dans la métropole.
Il faudra écrire l'histoire occultée de cet État d'exception
afin d'en établir la généalogie, d'en comprendre la structuration, le
développement et les évolutions au cours de ces cent trente années.
Nul
doute, une telle histoire obligera à réviser quelques schémas enchantés
sur le développement progressif de la démocratie en France et les mutations
que l'État de ce pays a connu. Ce détour par Tocqueville, et
les débuts de la colonisation, ne nous éloigne pas des massacres d'Algériens
perpétrés les 17 et 18 octobre 1961 par des policiers aux ordres du
Préfet de Police Maurice Papon.
Au contraire, ce détour permet d'inscrire les crimes commis alors dans
une généalogie qui les éclaire. Elle aide à comprendre qu'ils ne sont
pas un accident ou une bouffée soudaine et irrationnelle de violences
extrêmes mais la poursuite, au cœur même de Paris, de pratiques et d'exactions
qui sont au fond la norme de cet État colonial depuis ses origines.
Les disparitions qui ont eu lieu doivent retenir notre attention. Elles
sont les marques du crime d'Etat et les preuves que ceux qui l'ont organisé
ont immédiatement cherché à effacer les traces physiques de leurs forfaits
selon une technique qui, depuis, a été massivement mise en oeuvre sous
d'autres latitudes, en Amérique Latine notamment.
Cette
technique consiste à faire disparaître les corps ou à les rejeter dans
la Seine pour faire croire à des noyades ou à des règlements de compte
entre militants du F.L.N.. Alors, le mensonge peut prospérer et ceux
qui le soutiennent peuvent même espérer qu'il devienne une vérité officielle
qui se soutient de rapports eux aussi officiels.
Certains historiens venant apporter leur caution de chercheurs et d'universitaires
à ces enquêtes partielles pour ne pas dire partiales. En effet, à cause
de ces disparitions, pas de corps, pas de preuves, pas de crimes donc,
pas de responsables non plus, pas d'événement dramatique mais de simples
opérations de police, certes plus violentes que les autres mais qui
n'ont fait que répondre à la violence du F.L.N.. On connaît ces discours.
Et miracle des disparitions, elles assurent l'impunité aux coupables,
et elles font de ceux qui se battent pour la vérité et la justice des
affabulateurs et des calomniateurs qui doivent rendre compte de leurs
propos et de leurs écrits devant les tribunaux.
Cela
ne s'est pas passé à Buenos-Aires ou à Santiago du Chili, cela s'est
passé en France, en 1961 et en 1999 à l'occasion du procès intenté par
Maurice Papon contre l'historien Jean-Luc Einaudi.
De même, les ouvrages de Paulette Péju , révèlent une topologie parisienne
de la terreur d'Etat avec ces quartiers "cibles" que furent le XIIIeme
arrondissement, Belleville et la Goutte-d'Or notamment. Cette topologie
nous fait découvrir des hôtels, des cafés, des restaurants dont les
caves ont été transformées en centres, plus ou moins clandestins, de
séquestration et de torture.
Là, la Cinquième République et l'État d'exception, qu'elle imposait
aux " Français musulmans d'Algérie " comme on disait alors, laissaient
libre cours à leur toute puissance meurtrière en étendant, au territoire
de la métropole, les méthodes en vigueur depuis plusieurs années déjà
en Algérie.
Les témoignages réunis par Paulette Péju sont essentiels ; ils nous
ramènent, sans ménagement, aux violences extrêmes de cette histoire.
Contre ceux qui nient les faits ou les révisent, ils permettent d'apporter
les preuves que cela a bien eu lieu.
Parce qu'elle a donné voix aux sans-voix, à ceux qui n'ont jamais été
entendus parce que leur parole ne pouvait avoir droit de cité car ils
étaient des terroristes d'abord, des Algériens ensuite, des immigrés
enfin, Paulette Péju se dresse comme un témoin qui témoigne et accuse
en leur nom ; son réquisitoire est accablant pour la République et ses
responsables.
Grâce à elle, un récit circonstancié de ce passé criminel de l'État
français prend corps, une chronologie et une topologie de la torture
dans la capitale se mettent en place contre l'histoire officielle.
Le
lecteur est ainsi confronté à ces récits bruts, répétitifs parfois,
mais ces répétitions mêmes révèlent l'ampleur des crimes commis alors.
Elles disent une chose essentielle :
ce qui a été perpétré n'appartient pas au registre de " bavures " marginales
dont seraient responsables quelques individus agissant sous l'empire
des passions et des circonstances.
Ce qui a été perpétré ressortit, au contraire, à un plan concerté, organisé
et mis en oeuvre par les plus hautes autorités politiques et policières
de l'époque qui ont décidé d'appliquer aux " Français musulmans d'Algérie
" vivant en France un état d'exception permanent où les tortures, les
séquestrations arbitraires, les enlèvements pour des motifs raciaux
et politiques ne sont pas des accidents liés à des dysfonctionnements
mais la norme de cet état d'exception.
Antidotes
à la négation intéressée de ce passé, ces récits sont aussi des antidotes
puissants contre ceux qui cherchent, sous le vocable indistinct de violence,
ce " concept dent creuse " pour reprendre une expression de Gilles Deleuze,
à mettre sur le même plan les bourreaux et les victimes, à mettre sur
le même plan la violence structurelle de l'État colonial français
et la violence de ceux qui combattaient cette violence au nom du droit
des peuples à disposer d'eux-mêmes. Contrairement à des représentations
tenaces, ces récits prouvent que la guerre d'Algérie n'a pas été menée
seulement sur le territoire de cette colonie ; elle s'est aussi déroulée
en métropole.
En effet, la frontière qui passe entre cet État de droit et cet
État d'exception n'est pas géographique.
Il n'y a pas d'un côté une France républicaine respectueuse des droits
de l'homme et de l'autre une Algérie française livrée, par les politiques,
aux militaires et aux tortionnaires.
Les
livres de Paulette Péju ruinent ce schéma convenu et rassurant qui permet
de nourrir un récit enchanté de l'histoire en opposant une métropole
toujours démocratique et exempte de crimes, à un ailleurs tyrannique
et tortionnaire.
A leur lecture, on découvre que cette frontière, qui sépare l'État
de droit de l'État d'exception, ne coïncide pas au tracé réputé
harmonieux de l'Hexagone.
Elle repose sur des discriminations dont les fondements sont politiques,
raciaux et religieux parfois puisque celles et ceux qu'elle inclut,
soit dans un ordre de type démocratique, soit dans un ordre d'exception,
le sont sur la base de leur identification comme Français ou comme arabes,
réputés terroristes et forcément musulmans.
" Enlèvements suivis de torture ou d'actes inhumains, inspirés par des
motifs politiques ( …) raciaux ou religieux et organisés en exécution
d'un plan concerté ", ce sont là les termes de l'article. 212-1 du nouveau
Code Pénal qui définit le crime contre l'humanité. C'est cette
réalité que révèle Paulette Péju, ce sont ces crimes qui doivent être
aujourd'hui reconnus par les dirigeants de ce pays.
Olivier Le Cour Grandmaison.
Maître
de conférences en sciences politiques à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne
Nota : les citations de Tocqueville
sont tirées de Travail sur l'Algérie (octobre 1841),
reproduit dans les Oeuvres Complètes (Bibliothèque
de la Pléiade). T. Todorov a présenté plusieurs
textes de Tocqueville sur l'Algérie dans De la colonie en
Algérie (Complexe, Bruxelles, 1988) et Nous et les autres
(Seuil, Paris, 1989, "Tocqueville", pp. 219-234)
